À quelques semaines de l’élection présidentielle du 12 octobre, le Cameroun se découvre comme une scène de tragédie où les anciens prisonniers politiques tiennent un rôle inattendu
Tantôt fidèles repentis, tantôt opposants farouches, ils projettent leurs blessures et leurs espoirs sur la silhouette d’un président qui règne depuis plus de quarante ans. Dans ce théâtre, Jean-Baptiste Nguini Effa joue l’acte de la loyauté retrouvée. Ancien directeur général de la SCDP, il a passé quinze années derrière les murs de Kondengui. Le fer des barreaux aurait pu nourrir en lui le feu de la rancune. Mais l’homme, revenu dans son fief de Mbankomo, choisit au contraire le chemin du ralliement. Membre de la commission communale de campagne du RDPC, il confie avec un ton presque désarmant :
« Tout le monde connaît mes malheurs. J’ai subi les affres de la justice, j’ai été emprisonné quinze ans. Et pourtant, je reviens encore derrière le président Paul Biya. J’ai regardé, j’ai réfléchi, et je sais que la meilleure chance pour notre département, pour notre développement, reste Paul Biya. »
Ce discours surprend autant qu’il interroge. Comment, après tant d’épreuves, renouer avec celui que beaucoup auraient tenu pour responsable de sa chute ? À la manière des tragédies jacobéennes, où la vengeance rôde mais n’atteint jamais tout à fait son but, Nguini Effa illustre ce paradoxe : la résilience peut parfois se muer en fidélité. « Par mes convictions, poursuit-il, je pense encore pouvoir contribuer à ce que notre champion poursuive son œuvre. »
Sa voix sonne comme un serment, mais aussi comme un aveu d’espérance : croire qu’au-delà des barreaux, l’histoire peut recommencer. Face à lui, un autre ancien détenu incarne le contrepoint : Issa Tchiroma Bakary. Son nom convoque les souvenirs d’avril 1984, lorsque la tentative de coup d’État contre Paul Biya a plongé le pays dans la peur et les purges. Arrêté, incarcéré d’abord à Kondengui puis à Yoko, Tchiroma croupira plus de six ans en cellule, avant de retrouver la liberté en 1990. Défendu jadis par Yondo Black, il revient aujourd’hui sur le devant de la scène, cette fois comme candidat. Son ton tranche avec la douceur du ralliement de Nguini Effa. Là où l’un parle d’allégeance, l’autre brandit le glaive du défi.
« Vous avez un bilan, moi j’ai un programme », lance-t-il en direction du président sortant, avant de promettre une « transition de trois à cinq ans pour reconstruire ce que vous avez détruit ». Les mots claquent comme des coups de cymbales. Tchi- roma se dresse en miroir inversé du vieux monarque : il ne cherche pas à prolonger l’histoire, mais à l’interrompre, à l’ouvrir sur un autre chapitre. Dans sa bouche, la politique prend des airs de duel chevaleresque. Il appelle Biya à quitter ses palais pour « défendre son bilan devant le peuple ». Sa voix est celle d’un survivant qui s’autorise à défier le maître, fort d’avoir traversé les geôles et les épreuves. « Nous sommes prêts », répète-t-il, martelant la résilience comme une arme. Ainsi se dessine un étrange ballet : d’un côté, l’ancien prisonnier devenu partisan convaincu, voyant en Biya la der- nière chance de développement ; de l’autre, l’ex- détenu converti en challenger, qui brandit son passé de souffrance comme caution d’un futur à reconstruire. Entre eux, le pays tout entier, suspendu à la promesse d’une élection qui ressemble à une pièce de théâtre, où chaque acteur rejoue ses blessures pour mieux convaincre. À l’approche du scrutin, le Cameroun se retrouve donc confronté à un paradoxe : ses anciens prisonniers politiques ne parlent pas d’une seule voix. Certains déposent les armes de la rancune pour se réfugier dans la continuité, d’autres transforment la cicatrice en drapeau de combat.
Mais tous rappellent, par leur simple présence, que l’histoire nationale s’écrit aussi dans les ombres des prisons. Et dans ce récit, Paul Biya de- meure l’astre autour du- quel gravitent ces destins contradictoires. Fidélité ou défi, adoration ou dénonciation : à l’orée d’un scrutin qui pourrait redessiner les contours du pouvoir, la parole des ex-prisonniers à valeur de symbole. Comme dans une tragédie ancienne, c’est dans la mémoire des douleurs que s’ancre la politique du présent.