Actualités of Thursday, 23 October 2025
Source: www.camerounweb.com
L'opposant se souvient de l'accord trahi avec Bello Bouba Maïgari et refuse de tomber dans le même piège tendu par Paul Biya
Lorsque le gouverneur Jean Abaté Edi'i est venu à son domicile de Garoua proposer le poste de Premier ministre au nom de Paul Biya, Issa Tchiroma Bakary a immédiatement perçu la manœuvre. Jeune Afrique révèle que le refus catégorique de l'opposant s'explique par un traumatisme politique vieux de 33 ans : l'accord de gouvernement de 1992, qu'il a vécu de l'intérieur et dont la "feuille de route" est "restée ensuite largement ignorée".
Jeune Afrique a pu reconstituer les références historiques qui ont guidé la décision d'Issa Tchiroma Bakary. En 1992, après une élection présidentielle contestée où Bello Bouba Maïgari avait terminé troisième, son parti, l'Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), avait accepté de rejoindre le gouvernement sous l'égide d'un accord politique avec le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) de Paul Biya.
Le jeune Issa Tchiroma Bakary faisait partie de cette aventure gouvernementale. Il a donc vu de l'intérieur comment les promesses de réformes et les engagements pris dans l'accord politique ont été progressivement vidés de leur substance. Trois décennies plus tard, cette expérience douloureuse continue de structurer sa vision des rapports avec le pouvoir de Paul Biya.
"Tchiroma Bakary refuse donc le poste de Premier ministre, voyant dans la proposition d'accord de gouvernement une tentative de 'neutralisation politique'", confirme Jeune Afrique. L'ancien ministre de la Communication "sait de quoi il parle" : il a vécu personnellement la façon dont Paul Biya absorbe et neutralise ses adversaires politiques en les intégrant à l'appareil d'État.
Selon les révélations de Jeune Afrique, la proposition de Paul Biya comportait deux volets : la participation d'Issa Tchiroma Bakary "à un futur gouvernement ouvert à l'opposition, en tant que Premier ministre", et "une réforme du code électoral" avant les législatives de 2026. Cette réforme, "réclamée depuis de longues années par l'opposition", était présentée comme la carotte accompagnant le bâton de la primature.
Mais le timing de l'offre pose problème. Jeune Afrique a appris que la rencontre entre la délégation menée par le gouverneur Jean Abaté Edi'i et l'ex-ministre a eu lieu "dans la semaine suivant le scrutin présidentiel du 12 octobre, alors que les travaux de la Commission nationale de recensement des votes sont encore en cours". Autrement dit, au moment même où Issa Tchiroma Bakary s'est "déjà déclaré vainqueur de la présidentielle" et a "demandé à Paul Biya de reconnaître sa défaite".
Cette chronologie, établie par Jeune Afrique, révèle le décalage fondamental entre les deux hommes : Paul Biya propose un arrangement politique post-électoral classique, tandis qu'Issa Tchiroma Bakary se considère déjà comme le président élu légitime. Comment accepter un poste de Premier ministre quand on revendique la présidence ?
Jeune Afrique dévoile un autre élément déterminant dans le refus de Tchiroma Bakary : la pression exercée par sa propre base militante. Lors de la rencontre avec les émissaires du pouvoir à son domicile de Garoua, "plusieurs conseillers de ce dernier sont présents". La décision ne peut donc pas être prise dans l'intimité d'un tête-à-tête, mais doit tenir compte des attentes de tout un mouvement.
"Sa base militante est d'ores et déjà engagée dans la contestation des résultats officiels à venir et la défense de la 'vérité des urnes' et de la 'victoire écrasante' de l'opposition", rapporte Jeune Afrique. Dans ces conditions, accepter un compromis avec Paul Biya équivaudrait à trahir les milliers de partisans qui se sont mobilisés pour sa victoire annoncée.
L'opposant est donc pris en étau entre une offre du pouvoir et les exigences de sa base. "La pression sur l'ancien ministre de la Communication est énorme", note Jeune Afrique. Mais contrairement à 1992, où Bello Bouba Maïgari avait cédé malgré une position électorale bien moins favorable, Issa Tchiroma Bakary dispose en 2025 d'une légitimité populaire qu'il estime suffisamment forte pour résister.
Jeune Afrique révèle l'identité de l'homme missionné pour porter la proposition à l'opposant : Jean Abaté Edi'i, gouverneur de la région du Nord depuis 2014. Ce choix n'est pas neutre. En poste depuis plus de dix ans, Abaté Edi'i "peut se targuer d'avoir une certaine relation de confiance avec l'ancien ministre de la Communication".
Mais l'affaire prend une tournure embarrassante lorsque Jeune Afrique contacte directement le gouverneur : ce dernier "a démenti" la tenue de la rencontre. Pourtant, nos informations confirment qu'"un rendez-vous a bien lieu entre la délégation de l'envoyé de Yaoundé et l'ex-ministre" à Garoua.
Ce démenti public d'un acteur central de la négociation illustre le caractère ultra-sensible de l'opération. Jean Abaté Edi'i, qui aurait bénéficié "du soutien de ses homologues de l'Adamaoua, Kildadi Taguiéké Boukar, et de l'Extrême-Nord, Midjiyawa Bakari", ne peut reconnaître publiquement avoir servi d'intermédiaire dans une tentative de cohabitation qui a échoué. Cela l'exposerait à la vindicte du pouvoir central et compromettrait définitivement ses relations avec Tchiroma Bakary.
Contacté par Jeune Afrique, "un des lieutenants d'Issa Tchiroma Bakary" résume la position de son leader en une phrase : "Tout ce qu'Issa Tchiroma Bakary exige, c'est la reconnaissance de la vérité des urnes." Cette formule lapidaire balaye d'un revers de main l'ensemble de la proposition gouvernementale : ni la primature, ni la réforme électorale, ni aucun arrangement politique ne peuvent remplacer la reconnaissance d'une victoire que l'opposant estime avoir remportée le 12 octobre.
Cette intransigeance, révèle Jeune Afrique, repose sur des chiffres que le camp Tchiroma Bakary juge incontestables : l'opposant "revendique une victoire à la présidentielle et environ 60 % des suffrages exprimés", contre les 35,19 % que lui attribuent les résultats provisoires officiels. Il "conteste depuis le scrutin le décompte officiel d'Elecam et le verdict à venir du Conseil constitutionnel, deux institutions qu'il estime inféodées au pouvoir".
Dans ces conditions, accepter la primature reviendrait à reconnaître implicitement la légitimité de Paul Biya en tant que président réélu. Or, c'est précisément ce que refuse catégoriquement Issa Tchiroma Bakary.
Jeune Afrique révèle une bataille d'influence au sommet de l'État camerounais. D'un côté, Samuel Mvondo Ayolo, directeur du cabinet civil et ancien ambassadeur en France, incarne la voie du dialogue. Il a "pris les choses en main" pour "explorer une autre piste : trouver une solution politique pour apaiser les tensions naissantes".
De l'autre, Paul Atanga Nji, ministre de l'Administration territoriale, et "certains cadres du gouvernement" "prônent une ligne dure face à l'opposition". Cette fracture stratégique au sein du pouvoir reflète l'incertitude du régime face à une situation inédite : jamais depuis l'indépendance, un opposant n'a revendiqué aussi fermement et aussi tôt sa victoire face à Paul Biya.
L'échec de la tentative de cohabitation révélée par Jeune Afrique risque de renforcer le camp de la ligne dure. Si Issa Tchiroma Bakary ne veut pas négocier, le raisonnement des faucons du régime sera simple : il faut réprimer. Le précédent de 1992, que Tchiroma Bakary a refusé de revivre en 2025, pourrait ainsi laisser place à un tout autre précédent, beaucoup plus violent, dans les jours à venir.