Actualités of Tuesday, 30 September 2025

Source: www.camerounweb.com

Dans les coulisses du palais d'Etoudi : comment le Cameroun gère ses entrepreneurs

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Pendant que Paul Biya reste inaccessible aux patrons locaux, trois hommes orchestrent discrètement les relations entre la présidence camerounaise et le monde des affaires. Une révélation exclusive de Jeune Afrique met en lumière les véritables rouages du pouvoir économique au Cameroun.


Selon les informations exclusives obtenues par Jeune Afrique, c'est Ferdinand Ngoh Ngoh, secrétaire général de la présidence, qui constitue le premier maillon de cette chaîne de commandement parallèle. Chaque demande d'audience émise par les organisations patronales transite systématiquement par son bureau, transformant ce haut fonctionnaire en véritable filtre entre le secteur privé et le chef de l'État.


Le deuxième acteur de ce triumvirat n'est autre que Joseph Dion Ngute, le Premier ministre, qui préside annuellement la rencontre gouvernement-secteur privé. Un rendez-vous devenu le seul espace institutionnalisé de dialogue, faute d'accès direct au "patron", comme le révèle Jeune Afrique dans son enquête.
Mais c'est peut-être le troisième homme qui incarne le mieux cette diplomatie de l'ombre : Mauger Ayem, conseiller technique à la présidence et proche de Ngoh Ngoh. Depuis 2015, date à laquelle Séraphin Magloire Fouda a quitté ses fonctions d'adjoint du secrétaire général pour rejoindre la primature, c'est lui qui gère les dossiers techniques du patronat. Un nom peu connu du grand public, mais incontournable pour quiconque veut faire avancer un projet économique au Cameroun.

Jeune Afrique révèle également une donnée surprenante : dans l'esprit de Paul Biya, le secteur privé se résume encore à la Chambre de commerce, d'industrie et de l'artisanat du Cameroun (CCIMA). "La conception du secteur privé de Paul Biya s'est arrêtée à la CCIMA, qui est pourtant un organisme public dont il nomme le président", confie à Jeune Afrique un ancien cadre de cette institution consulaire.

Cette vision datée remonte aux années 1970, lorsque Paul Biya, alors Premier ministre d'Ahmadou Ahidjo, représentait le chef de l'État dans les cérémonies économiques. À cette époque, la plupart des hommes d'affaires locaux étaient adhérents de la CCIMA, créant dans l'esprit du futur président une équation simple : CCIMA égale secteur privé.



Résultat concret de cette perception figée dans le temps : chaque fois qu'un investisseur étranger présente un dossier au président, son "premier réflexe est d'orienter le document vers cette structure", rapporte Jeune Afrique. Une habitude qui marginalise de facto les organisations patronales modernes comme le Gecam (ex-Gicam), pourtant plus représentatives du tissu entrepreneurial actuel.
Le cas d'école romain : quand les patrons camerounais sont snobés
L'épisode le plus révélateur de cette mise à l'écart remonte à mars 2017. Jeune Afrique reconstitue dans le détail ce voyage présidentiel à Rome pour un forum économique Cameroun-Italie, dont le point d'orgue était une rencontre avec Confindustria, le patronat italien.


Le patronat camerounais, qui s'attendait naturellement à être associé à cet événement économique majeur, a déchanté. Jeune Afrique rapporte le témoignage accablant d'un invité présent dans la suite présidentielle : "Rien n'avait été préparé entre les organisations patronales et les services officiels avant le départ. Résultat, une simple interlocution de quelques minutes du chef de l'État au patronat transalpin lors de la rencontre et ce fut tout."

Plus humiliant encore selon Jeune Afrique : "Ni mot ni audience à destination des entrepreneurs faisant partie de la délégation, dont James Onobiono, Christophe Eken, Ekoko Mukete et Célestin Tawamba, entre autres, durant tout le séjour à Rome." Des patrons qui avaient fait le déplacement pour rien, relégués au rang de figurants dans un déplacement censé servir l'économie camerounaise.
Ce forum romain ne débouchera d'ailleurs sur "aucun engagement concret", comme le confirme Jeune Afrique, transformant ce voyage en symbole d'une gouvernance économique déconnectée.


Face à cette inaccessibilité, le secteur privé camerounais a développé des stratégies de contournement. Jeune Afrique dévoile l'une des plus efficaces : l'utilisation de relais étrangers pour faire passer des messages au président.
En janvier 2013, lors d'une visite de Paul Biya en France, le Medef français, sollicité par le Gicam, remet directement au chef d'État camerounais le dossier de la loi sur les incitations à l'investissement. Le document piétinait depuis des mois dans les méandres de l'administration camerounaise.

Le résultat ? "Trois mois plus tard, le texte était voté au Parlement", rapporte Jeune Afrique, citant un ancien cadre du Gicam. Une victoire en demi-teinte toutefois, puisque selon la même source, "les fonctionnaires ont pris leur revanche en dénaturant la loi dans les décrets et les arrêtés nécessaires à sa mise en œuvre."

Cette anecdote illustre un paradoxe camerounais : il faut parfois passer par Paris pour se faire entendre à Yaoundé. Une réalité que Jeune Afrique expose au grand jour et qui souligne les dysfonctionnements profonds du dialogue État-entreprises au Cameroun.

Célestin Tawamba, président du Gecam, l'avait confié à Jeune Afrique en janvier 2020 dans une formule poignante : "Nous souffrons de ne pas rencontrer le président Biya." Cette souffrance s'est transformée en indifférence présidentielle manifeste lors d'un épisode retentissant la même année.
Jeune Afrique rappelle qu'en 2020, alors que Tawamba croisait le fer avec Modeste Mopa Fatoing, patron de l'administration fiscale, au sujet d'un contentieux impliquant les Brasseries du Cameroun (groupe Castel), le président du Gicam avait porté "une violente charge" contre le directeur général des Impôts dans une lettre adressée à Paul Biya.


Le verdict est sans appel selon Jeune Afrique : la missive est "restée sans réponse". Un silence présidentiel qui en dit long sur la considération accordée aux doléances du patronat local, même lorsqu'elles touchent à des enjeux fiscaux majeurs impliquant des groupes français puissants.
Un modèle politique régional qui ignore l'économie moderne
Jeune Afrique révèle également pourquoi Paul Biya n'a jamais cherché à construire un dialogue structuré avec le patronat moderne : il a déjà son propre réseau d'influence économique, mais celui-ci est avant tout politique et régional.
Dès son accession au pouvoir en 1982, le chef de l'État a fait de certains patrons-politiques ses "interlocuteurs clés dans différentes régions du Cameroun", rapporte Jeune Afrique. Abbo Ousmanou dans l'Adamaoua, Victor Fotso dans l'Ouest, Jean-Bernard Ndongo Essomba dans le Centre, Samuel Kondo dans le Littoral : ces hommes "contrôlent politiquement ces zones administratives et servent de relais locaux des orientations présidentielles, tout en finançant le RDPC", le parti au pouvoir.


En contrepartie, ces patrons-barons "promeuvent l'ascension de leurs obligés", constituant ainsi des "intermédiaires régionaux et politiques" plutôt qu'économiques. Un analyste interrogé par Jeune Afrique résume : "Le chef de l'État n'a jamais cherché à reproduire un tel modèle dans la sphère économique, n'y voyant certainement aucun intérêt."


Cette révélation de Jeune Afrique explique pourquoi le dialogue économique reste si faible : pour Paul Biya, les entrepreneurs ne sont utiles que s'ils servent d'abord un agenda politique et territorial, pas s'ils portent une vision de développement économique national.