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Opinions of Saturday, 16 January 2016

Auteur: journalducameroun.com

À la frontière, des réfugiés deviennent humanitaires

ls ont tout abandonné pour fuir la guerre qui déchire leur Centrafrique natale.

Aujourd’hui, ils se reconstruisent en aidant leurs pairs au sein d’une ONG, à la frontière camerounaise

Romain ouvre la clôture de bois, passe la toute petite porte en baissant la tête, et entre dans son chez-lui.

La pièce circulaire d’une quinzaine de mètres carrés abrite toute une vie. Un grand lit, une table, un autoradio, les bidons d’huile fournis par le Programme alimentaire mondial, des affaires entassées le long des murs…

« Je vis ici avec mon frère. C’est lui qui a fait à manger aujourd’hui, moi j’étais trop crevé. »

Un frère d’adoption, de circonstance. Comme tout le monde dans le camp de Gado, situé à 25 kilomètres de Garoua-Boulaï, village de la frontière camerounaise, Romain, 31 ans, est un rescapé du conflit qui déchire la Centrafrique depuis le coup d’Etat de 2013.

Le tracé de son exil est teinté d’une violence douloureusement ordinaire en ces lieux. Il a été pris pour cible par la milice chrétienne des anti-balakas, en dépit du fait qu’il soit chrétien lui-même. « Ils ont détruit nos maisons, ils ont pris mon argent, mon portable, ils m’ont battu, deux fois. Alors je suis parti. J’ai mis deux mois à arriver ici. » Et puis, son destin a changé. Romain est passé de l’autre côté, celui des humanitaires.

Arrivé au camp de Gado, il a enchaîné les petits boulots journaliers auprès de l’Unicef. « Je leur demandais tous les jours de me donner quelque chose de durable. Je me suis acharné. On m’a dit d’être patient… Et j’ai fini par être pris. »

Romain dans son abri.

L’ONG Solidarités International le recrute à son tour quand elle reprend la main sur le camp. L’atout de Romain : il a suivi des études supérieures à l’unique université de Centrafrique, située à Bangui.

Une opportunité considérable en RCA, où à peine 8 % de la population scolarisable arrivait jusqu’à la fin du secondaire… avant le conflit, qui a atomisé ce qui restait du service public. Romain exhibe son diplôme du bac. Dans un camp de réfugiés encore plus qu’ailleurs, l’éducation fait la différence. « Je n’étais pas un si bon élève, assure-t-il. Je suis tellement heureux d’apprendre un métier. D’avoir une mission. »

Deux jours sur trois, il exerce comme opérateur de forage auprès de Solidarités International, qui assure la salubrité de l’eau, la sécurité alimentaire et la construction d’abris dans les camps. Maintenance le jour, sur- veillance la nuit, son quotidien tourne autour de la pompe hydrau- lique.

« J’apprends ce qu’est l’eau potable, les injections de chlore… On a cinq à dix ans à attendre ici. Je veux en profiter pour continuer à travailler là-dedans, me professionnaliser. » Constat lucide. En moyenne, un réfugié reste privé de son pays pendant dix-sept ans.

Maïrama, Romain et Ali.

En Centrafrique, les anti-balakas s’acharnent sur les musulmans du pays, considérés comme complices des forces de la Séléka à l’origine du putsch, elles-mêmes coupables de terribles exactions. Meurtres, pillages, destructions… Endémiquement pauvre et instable, le pays, où l’espérance de vie ne dépasse pas 52 ans, est en train de s’effondrer.

La situation est si terrible que les rapports internationaux ne parlent plus de guerre civile, mais de « situation prégénocidaire ». Selon Médecins sans frontières, plus de 450 000 Centrafricains, principalement musulmans, ont été déplacés, et environ 20 000 ont atterri dans ce camp de la frontière camerounaise.

L’abri de toile et de bois de Romain est niché au milieu de centaines d’autres. Terre détrempée, étendues d’herbe d’un vert vif, les prémices de la mousson s’abattent matin et soir. Comme frappé d’indolence par ces pluies battantes, le camp est quasi désert. Seuls les enfants sont de sortie. Les garçons sont habillés de toutes les variations possibles de maillots de foot, les filles en djellabas colorées plus traditionnelles.

Ils font la lessive sur les aires de lavage ou jouent dans les flaques d’eau boueuse, redoutables incubatrices de paludisme. Romain, lui, est seul. Sa mère, ses frères, sa compagne, il les a laissés derrière lui. « Mon fils a eu 4 ans le 2 juillet dernier, précise-t-il fièrement. J’ai fait des photos que je lui ai envoyées pour son anniversaire. »

Romain garde contact avec ses proches grâce au réseau téléphonique centrafricain, qui se maintient de ce côté de la frontière. Sa paye, près de 5 700 francs CFA quotidiens, part presque intégralement au pays. « Ma mère prend de l’âge, j’aimerais la faire venir auprès de moi. Et ma compagne aussi, pour l’épouser. »Pendant son temps libre, il se balade, fréquente l’église, se repose. « De temps en temps, je vais voir un match de foot à la salle de projection, mais je m’endors devant », sourit-il.

Le camp de Gado.

Bonaventure, membre du staff de Solidarités International, analyse : « Dans le camp qu’on gère, la plupart des personnes ne sont pas allées à l’école. On les prend pour des boulots de manutention. Mais quand se présente quelqu’un qui a quelques notions de plus, on l’embauche, et on développe ses compétences. »

Ils sont 9 Centrafricains, sur 89 employés, embauchés dans le cadre de cette mission (financée par l’Union européenne). Leur maîtrise de la langue, de la culture, des habitudes de leurs compatriotes les rend précieux. Il s’agit d’aider les exilés, pour la plupart des éleveurs nomades, à prendre racine sur cette terre étrangère.

À une réunion de sensibilisation, une assemblée écoute un speech sur les bonnes pratiques en termes de défécation, illustrations façon livre scolaire à l’appui. Le camp a subi une épidémie de choléra neuf mois plus tôt. « Il faut utiliser les latrines, sinon les mouches propagent des maladies », répète un membre du public face à ses pairs, hommes d’un côté de la travée, femmes de l’autre.

Les applaudissements rythment les interventions, peut-être pour combattre le sommeil qui guette, dans la chaleur suffocante de la tente. C’est là qu’intervient Maïrama, Centrafricaine elle aussi.

Longue silhouette emmaillotée dans une djellaba verte, ceinte du gilet Solidarités International, elle est sensibilisatrice « wash » [jargon ONG qui désigne tout ce qui touche à l’accès à l’eau potable, l’hygiène et l’assainissement, ndlr]. Elle relaie les bons usages auprès des leaders de comités, les personnes jugées les plus dignes de confiance au sein des réfugiés, qui répercutent à leur tour les instructions.

Les potagers du camp de Gado.

Maïrama a 34 ans. Elle arpente le site d’un pas lent et sûr. Ecoute, rassure, échange en sango avec les femmes qu’elle croise, gazouille avec les enfants. Elle a elle-même deux garçons et une fille, de 9 ans, 6 ans et 2 ans et demi. C’est pour eux, dit-elle, qu’elle a fui sa vie prospère il y a deux ans, dès les premiers troubles à Bangui.

« Ils pleuraient quand il y avait des coups de feu, j’avais peur que ça les traumatise », se souvient-elle. Elle vise la frontière camerounaise plutôt que le Nord où elle a de la famille. [i « Ici, le climat, la culture, la nourriture sont les mêmes. On retrouve la farine de manioc, le koko [feuilles de liane, ndlr]. »]

Elle passe la frontière sans savoir qu’elle ne reviendra pas. Son mari choisit de rester sur place… Jusqu’à ce que les anti-balakas incendient le marché musulman où il tient son commerce d’exportation de pièces détachées. Le couple loue une maison dans le village frontalier de Garoua- Boulaï, avant que l’époux reparte chercher un peu d’argent comme aide-boutique au Congo. Une misère par rapport à leur ancien train de vie.

Maïrama.

« On n’avait plus rien, dépeint Maïrama. Moi, j’essayais de survivre, je vendais des gâteaux… Je n’avais même pas emporté les affaires des enfants. » Comme pour Romain, son éducation sauve Maïrama de la précarité. Tout bascule lorsqu’elle apprend que Médecins sans frontières recherche une musulmane parlant le sango et le français pour jouer les intermédiaires avec les réfugiés. Une de ses collègues lui parle ensuite d’une offre de Solidarités International. « Mon père livrait de la viande au supermarché à Bangui… Ma famille m’a toujours poussée à aller à l’école. Ça m’a permis de travailler pour une association, de m’en sortir. C’est pour ça que je veux que mes enfants fassent des études. » C’est Maïrama qui rapporte désormais de quoi faire vivre son foyer.

« Ce n’est pas une politique délibérée de notre part d’engager des réfugiés, précise Bonaventure. Au contraire, la priorité est de donner du travail aux Camerounais du coin. » L’enjeu est diplomatique : les locaux ne doivent pas croire que seuls les réfugiés bénéficient des largesses de la communauté internationale. Les ONG mettent un point d’honneur, pour chaque infrastructure, à construire sa jumelle à destination des Camerounais.

L’équilibre tient… tant que les mécènes fournissent suffisamment de fonds. Sinon, Solidarités devra recentrer son activité sur les besoins des Centrafricains. Au risque de déclencher la fureur de leurs hôtes. Les villageois camerounais, majoritairement agriculteurs, n’apprécient déjà pas que ces nouveaux arrivants ramassent le bois de chauffage et occupent une partie des terres cultivables.

Drogues, éruptions de violence, vols… Passer d’une vie sur les routes à un quotidien inerte devient vite insupportable. Au sein d’un comité de femmes de tous âges, rassemblé par Maïrama, l’inquiétude est collective.

« On n’a plus nos commerces, on est devenues dépendantes de la distribution de nourriture. On doit en vendre une partie pour survivre. Maintenant qu’on est dans le besoin, nos enfants pourraient se mettre à voler. » Chez les réfugiés, les mères portent souvent seules le fardeau, au sens propre. Partout s’entrecroisent des femmes en tongs et djellaba multicolore, une botte de bois ou un bidon d’eau en équilibre sur la tête. On les voit bâtir les charpentes des abris, cuire le riz au réchaud sur le seuil de leur porte, passer les murs à la chaux.

Les hommes les plus fortunés tiennent des commerces, comme ces petites épiceries où abondent snacks, fruits, épices, piles, tout un bric-à-brac de première nécessité. Mais les anciens meneurs de troupeaux sont désœuvrés dans cet univers aux missions essentiellement domestiques.

Comme cet homme âgé assis en tailleur au milieu de son abri. Un peu dur d’oreille, il doit se faire répéter les questions par sa fille aînée. Il rumine. « Là-bas, au pays, j’avais ma propre case, et ma femme et les enfants avaient la leur. Je voudrais rentrer. Je suis fatigué », lâche-t-il en offrant le thé à un voisin de passage. Sa femme est absente, elle suit une formation pour devenir sensibilisatrice.

Autour des pompes à eau potable.

Pour contrer l’inaction, les ONG tentent de former les populations à d’autres formes de subsistance. 223 ménages ont été désignés pour cultiver la terre. Ali, 35 ans, est assistant responsable du programme de maraîchage. Sérieux, vif, il supervise le lopin de terre cédé aux réfugiés par le chef du village camerounais.

On y cultive du manioc et de l’amarante, des plantes prisées pour les recettes locales. « On leur montre les bons écartements entre les plants pour améliorer la production. L’important, c’est d’expliquer, de vulgariser, déroule Ali. Je parle le fufulde comme eux, forcément, l’échange est plus direct. » C’est la langue des ethnies peules, commune aux éleveurs des deux côtés de la frontière.

Contrairement à Maïrama ou Romain, Ali était humanitaire en Centrafrique avant d’être réfugié. Fils d’un ingénieur musulman, il était ingénieur agronome chez Première urgence, dans la région de Boua, à l’ouest de la Centrafrique. Son parcours de bon élève a implosé avec les troubles du pays. « J’ai demandé mon transfert, la situation devenait intenable pour moi. »

Depuis, ce célibataire sans enfants se dévoue à sa mission. A voir les réfugiés s’affairer sur les travées du champ, à observer le camp vivre sous les piaillements des enfants et les bêlements des chèvres, on ne distingue pas tout de suite les stigmates de la guerre. Ils apparaissent au cours des conversations, et parfois se révèlent dans toute leur dureté. Ali porte le deuil, comme tout le monde. La famille de son oncle maternel a été tuée dans une embuscade. « Ils ont tous été égorgés. Deux de mes cousins, sa femme, son nourrisson. »

La guerre, c’est aussi cette atmosphère lourde de résignation dans l’abri d’Aïssatou, où les fissures du plafond laissent filtrer la pluie. C’est une femme d’âge mûr, amaigrie, sans forces. Le conflit l’a rendue veuve, et lui a pris plusieurs de ses 12 enfants. Elle n’a pour bien qu’un jardin où pointent quelques pousses.

« Avant, en brousse, j’avais trois troupeaux de bétail, lâche-t-elle d’une voix éraillée, le regard rivé au sol. Je suis partie sans une seule bête. Heureusement, les musulmans ici m’ont secourue. » Au début, Aïssatou a tenté de vendre du bois de chauffe pour subsister. Mais elle semble à bout d’espoir. « Mes biens ont été volés. Les morts que j’ai vus, les peines que j’ai subies… Je suis trop fatiguée. » Elle écarte la bâche qui protège son garde-manger, et secoue un sac de riz quasi vide.

Ces parcours de misère et de mort, la Centrafrique n’a pas fini d’en produire. Des violences mortelles éclatent tous les jours à Bangui. Les programmes mis en place par les Nations unies et l’Union européenne pour tenter de stabiliser le pays n’y font rien, pas plus que la maigre force française Sangaris, récemment discréditée par des accusations de viol.

Dans l’abri d’Aïssatou.

Amer, Ali commente : « En Centrafrique, on nous traitait d’Arabes ou de Tchadiens, nous les musulmans. Je me sentais étranger depuis l’école primaire. Ceux qui ont attaqué nos maisons, ce sont nos voisins, avec qui on a grandi ! Je vais faire quoi ? Rentrer au pays retrouver ces gens qui ont détruit ma maison ? Mon métier me plaît ici. »

Maïrama a aussi trouvé sa place. Elle espère que son mari dénichera un emploi à domicile, pour qu’ils s’installent sur le terrain qu’elle vient d’acheter avec son salaire. « Maintenant, j’économise pour construire la maison. C’est ce que je veux, avoir ma place. » Doux sourire aux lèvres : « Après, tu peux reconstruire le reste. »