Opinions of Tuesday, 6 May 2025

Auteur: Elvis Mvogo

Comment André-Marie Mbida empêcha un Français de diriger le Cameroun

André-Marie Mbida André-Marie Mbida

Il empêcha qu’un Français devienne le premier dirigeant de l’État autonome !

En 1958, à la veille de l’indépendance, le Cameroun aurait pu connaître une situation politiquement absurde et moralement inacceptable : celle d’un pays africain administré par un dirigeant... français. Ce scénario, bien que choquant aujourd’hui, était parfaitement envisageable à l’époque, notamment à cause de l’ascension fulgurante de Louis-Paul Aujoulat, médecin missionnaire, député et chef du Bloc Démocratique Camerounais (BDC). Mais c’était sans compter sur la lucidité politique et la rigueur morale d’un homme : André-Marie Mbida, qui, par sa clairvoyance, sa détermination et son refus de toute compromission, sauva l’honneur du Cameroun.

Aujoulat et le piège d’une indépendance sans souveraineté

En 1953, Louis-Paul Aujoulat, déjà député et fondateur du BDC, s’assure une place solide dans l’échiquier politique camerounais. Son ambition est claire : devenir une figure incontournable de la future gouvernance du Cameroun, en se positionnant comme le représentant des autochtones de la région de Yaoundé. Pour cela, il a besoin d’un colistier autochtone qui parle la langue du peuple et puisse le légitimer auprès de l’électorat local.

C’est ainsi qu’il est aiguillé vers André-Marie Mbida, brillant agent d’affaires, ancien séminariste, orateur charismatique, enraciné dans la culture beti. Mbida est tout ce qu’Aujoulat n’est pas : enraciné, africain, éloquent en ewondo, eton,mais aussi d’un français et d’un latin impeccable. Ensemble, ils remportent les élections, et Aujoulat entre triomphalement à l’Assemblée nationale française… sur les épaules d’un autochtone.

Mais bientôt, le vent tourne. La "loi-cadre Defferre" de 1956, qui prépare les colonies françaises à l’autonomie, prévoit la création d’un exécutif local dirigé par un gouverneur français, secondé par un vice-président africain. Cela ouvre la voie à un gouvernement dirigé de facto par un Camerounais. Mais rien n’interdit que ce « Camerounais » soit en réalité... un Français comme Aujoulat, dont le parti BDC est officiellement camerounais. Fort de sa position, il est en droit de briguer cette fonction.

Le choix décisif de Mbida : rompre avec Aujoulat pour préserver l’avenir

À ce moment charnière, André-Marie Mbida se retrouve face à un dilemme historique. S’il continue d’appuyer Aujoulat comme il l’avait fait en 1953, il contribue à livrer symboliquement l’autonomie du Cameroun à un homme blanc, représentant direct de l’ancien pouvoir colonial, sans ancrage véritable dans le pays.

Mais Mbida n’est pas homme à céder au cynisme politique. Son attachement à la dignité du Cameroun, à l’éthique chrétienne et à la tradition beti lui interdit toute compromission. Il refuse de servir de marchepied une seconde fois. Il comprend que pour empêcher Aujoulat de s’accaparer la future direction de l’État autonome, il faut le combattre sur le terrain électoral et politique.

C’est alors qu’il fonde son propre parti, le Parti des Démocrates Camerounais (PDC), pour défendre les intérêts des Camerounais de manière authentique. Grâce à son charisme, son intelligence politique et la confiance que lui accorde le peuple du Nyong-et-Sanaga, il remporte la majorité aux élections législatives de 1956.

Le geste d’un homme d’État

Ainsi, en accédant à la tête de l’Assemblée législative, Mbida devient en 1957 le tout premier Premier Ministre du Cameroun, chef du gouvernement du tout nouvel État autonome. À travers cet acte, il fait échec à un scénario redouté : celui d’un Cameroun dirigé par un ressortissant français, dans une parodie d’indépendance.

Il sauve non seulement la dignité nationale, mais aussi la légitimité de la construction étatique camerounaise. Il affirme que le pouvoir dans un État africain revient aux Africains eux-mêmes. Son refus de pactiser avec Aujoulat fut donc un geste fondateur, une déclaration solennelle d’indépendance morale avant même l’indépendance politique.

Une gifle symbolique à la domination coloniale

L’histoire, parfois, s’écrit dans le silence des refus. L’épisode rapporté par plusieurs sources selon lequel Aujoulat aurait tenté une manœuvre de séduction personnelle, voire sexuelle, à l’endroit de Mbida, ajoute à la gravité de la tentative de domination : on ne cherchait pas seulement à instrumentaliser un homme politique, mais aussi à l’humilier, à le soumettre dans son être le plus profond.

La légendaire gifle que Mbida aurait assénée à Aujoulat** – qu’elle soit réelle ou symbolique – devient alors un acte politique majeur : le rejet catégorique de l’infériorisation, de la soumission, de la manipulation.

Conclusion : Mbida, le verrou de la souveraineté

En refusant d’être le vassal politique d’un homme étranger, André-Marie Mbida écrit l’une des premières grandes pages de la souveraineté camerounaise. Il comprend mieux que quiconque que l’indépendance ne se réclame pas seulement par les armes ou les discours, mais surtout par des actes politiques lucides, courageux et déterminants.

À une époque où l’avenir du pays se jouait entre les calculs de l’administration française, les ambitions des leaders politiques locaux et les erreurs tactiques de certains nationalistes, Mbida fut l’homme de la juste mesure, de l’anticipation stratégique et du refus de l’humiliation. Grâce à lui, le premier dirigeant de l’État autonome du Cameroun ne fut pas Louis-Paul Aujoulat, mais bel et bien un Camerounais, fils du terroir, homme de conviction et de dignité : André-Marie Mbida.

Texte écrit à partir de la contribution du professeur Joseph Ndzomo Molé lors de la conférence de commémoration du 45è anniversaire du décès d’André-Marie MBIDA, le 2 mai 2025, au musée national.