Vous-êtes ici: AccueilOpinionsActualités2017 12 12Article 428358

Opinions of Tuesday, 12 December 2017

Auteur: Owono Zambo

De Nganang à moi: la pensée critique en partage

Patrice Nganang Patrice Nganang

Toute personne a un tempérament. Nganang a le sien. J’ai le mien. Ce qui est certain, nos tempéraments ne se ressemblent pas. Ce qui m’intéresse dans mon propos que voici, ce n’est pas de raisonner sur les mots de l’auteur de Temps de chien.

Je porte plutôt mon attention sur le respect des principes de droit à la parole en tant qu’intellectuel afin que ce dernier ne se prenne de panique à chaque fois qu’il voudrait donner son opinion dans l’espace public. Un intellectuel a le devoir de parler de ce dont il estime porteur de signification.

Selon le contexte, cette prise de parole est parfois une prise de risque qu’il ne faut pas craindre. Il faut bien être conscient de ce que les régimes politiques frileux n’aiment que la parole récréative ou silencieuse des intellectuels qu’ils visent à castrer. Examinons le cas de Nganang.

I- Mise en contexte du problème Nganang

Le 6 décembre 2017, le penseur critique Patrice Nganang est porté disparu. Il vient d’être enlevé manu militari de l’avion, au départ de l'aéroport de Douala.

On devine alors que les raisons de ce qu’il convient d’appeler « rapt d’Etat » sont celles liées, d’une part, à son post sur sa page Facebook dans lequel il formulait l’hypothèse imaginaire de tirer sur le président de la République si la circonstance se prêtait à lui ; et, d’autre part, la publication dans le journal Jeune Afrique de son « carnet de route en zone (dite) anglophone » où il proposait la sortie de crise par le retrait de la scène politique de l’actuel président du Cameroun. Par devoir de lucidité sur la question, on ne peut pas accepter qu'un écrivain soit embastillé pour ses idées.

On ne peut pas accepter qu’en 2017, l’on procède encore à des arrestations cavalières de personnes sans que la grammaire juridique n’encadre et n’épuise le processus organisant toute forme d’interpellation ou de privation de liberté au Cameroun. Quand on est intellectuel, on doit prendre sa plume pour soutenir le respect de la dignité humaine, quelle que soit la nature du délit causé par le présumé coupable.

II-Patrice Nganang, un devoir de pensée

Nganang est un homme qui aime réfléchir à haute voix. C'est un intellectuel qui veut mettre sa lecture du monde au service des siens. Le comprendre autrement, c'est vouloir camoufler une certaine aigreur en prétextant critiquer l'homme pour ses prises de position parfois tranchées. On ne peut pas, en 2017, empêcher à quiconque de mener une activité de réflexion profonde sur le Cameroun en avançant l'argument spécieux de vouloir instrumentaliser l'instabilité politique.

Que ceux qui ne sont pas d'accord avec Nganang portent plainte contre lui. Plutôt que de procéder à une forme de rapt d'État. Un État de droit sait démontrer la pertinence de ce qu'il est dans la qualité du modus operandi qu'il mobilise. Que Nganang ait dit qu'il logerait une balle sur le front du président, cela ne suffit pas pour le faire disparaître. Par conséquent donc : LIBÉREZ LA PENSÉE ET LE PENSEUR !

III- Quelle leçon personnelle ?

Pour moi qui trace ces lignes, par ce qui se passe, je comprends une chose. J'aime mon pays. Aucune intimidation, parce que l'arrestation de Nganang doit être comprise ainsi, ne me fera prendre l'exil. Il fut un temps où le penseur camerounais, je dis bien camerounais, s'obligeait à l'exil pour faire vivre sa pensée en la protégeant du zèle des institutionnels prêts à taillader sa peau. Mongo Beti mit à cet égard 32 ans sans pouvoir revenir au Cameroun.

Non ! Je ne suis pas prêt à m'interdire le retour au Cameroun par quiconque. Ce que j'écris dans mes articles scientifiques, mes livres ou sur Facebook ne sauraient suffire pour qu'on me taillade à mon tour. De toutes les façons, je m'en fous. Pourtant, j'ai une progéniture. Comment il pourrait donc en être autrement, puisqu'on ne peut s'épanouir que par le prolongement de sa vie à travers sa progéniture ?

En tout cas, si un jour il m'arrivait quelque chose de grave, j'aimerais que l'on dise à ma progéniture que j'ai une conviction forte pour les idées pour lesquelles rien ni personne ne pouvait passer en premier. Je voudrais qu'on explique à ma progéniture qu'il est bon de consacrer sa vie et son intelligence à la pensée vertueuse pour que celle-ci dicte à l'injustice sociale et à l'imposture des gouvernants nombriliques la loi de la résistance, du refus et de la contestation.

Je voudrais que ma progéniture sache comprendre le choix que je fais, depuis de nombreuses années, de ne pas danser lascivement au tamtam, de ne pas me livrer à la culture camerounaise de l'alcool, de ne pas jouir à tout prix. Qu'elle sache que j'avais eu tort (peut-être pas) de l'aimer en second lieu, après les livres et la pensée critique. MAIS JE SAIS QU'ELLE ME COMPRENDRA. J'ai au moins la chance d'avoir une progéniture intelligente.

Ainsi, je compte continuer mon activité de réflexion à haute voix sur Facebook et dans mes publications scientifiques. Je ne sais pas opprimer, blâmer ou contenir l'urgence de la pensée en moi. Elle est critique, je sais. Elle déplait, je le sais aussi. Elle n'est pas très originale, je le sais absolument. Elle ne changera rien, peut-être. Dans l'immédiat certainement.

Mais, est-ce suffisant pour que je me taise, si je ne suis pas aussi intelligent que Mongo Beti et les autres ? Non, je refuse l'asphyxie que m’imposerait l’inexpression de mes idées. Je refuse d'être traître en choisissant la voie du silence complice. Je refuse d’être insoucieux du sort de mes frères africains. Je refuse le refuge intellectuel. Je refuge d'être un intellectuel bourgeois. Je refuse que ma pensée soit violée et qu'elle soit dénaturée par la force dissuasive d'en face. Ma pensée restera inchangée. Et mes convictions constantes. Quel que soit le régime en place aujourd'hui ou demain.

IV- Quels visages des détracteurs ?

Avec tout ce que je lis sur Nganang depuis six jours, je sais que lorsqu'on me foutra au gnouf, des gens diront ces mots :

- c'est bien fait pour Man Bene.
- il se prenait trop la tête.
- Il croyait être devenu Tarzan ou Robin des bois.
- son doctorat lui donnait des ailes qu'en plus il n'avait pas.
- que sa folie de pensée critique vienne donc à son secours maintenant.
- que ses fans viennent donc le sortir de Kondengui.
- comme il est bête, le minable Man Bene. Etc etc etc etc.

Voilà un court florilège de ce qu'on dira de moi. Ils oublieront une chose qui pour moi est essentielle. Quand on a les moyens de lire le monde et de l'interroger, parler devient un devoir humain, humaniste même, et catégorique. Voilà pourquoi je pense à haute voix. Ce n'est pas pour jouer les stars ou pour jouer avec le feu. D'ailleurs, le pompier ne fuit pas le feu. Il fait face au feu dans le but de l'éteindre. Il arrive parfois qu'il se brûle ou y laisse sa vie. Qui pour faire le reproche à ce pompier que « toi-même tu faisais quoi pour penser que tu allais éteindre le feu-là ? » C'était son devoir. POINT!

Le rôle de l’intellectuel en Afrique n’est pas suffisamment bien compris. C’est pourquoi il importe encore d’en expliquer la raison d’être et la nécessité. L'Afrique a plus que jamais besoin d'actionner la pensée critique et le penseur critique est condamné à jouer son rôle. C'est ce que Nganang fait. Et c'est ce que d'autres, peut-être moins médiatisés que lui font et doivent continuer de faire. On n'emprisonne pas le vent.