Dans les années 60, la ville qui était la capitale de l’actuelle région de l’Ouest a perdu sa position administrative, au profit de Bafoussam, comme le raconte Grégoire Momo dans son ouvrage intitulé « Dschang, des origines à nos jours».
Mars 1907. Comme on s’y attend, le colon allemand, arrivé en 1900 dans la zone, érige Dschang en cheflieu de Bezirk ¬province administrative¬, au détriment de Fontem, actuelle Menji dans la région du SudOuest.
Où Gustav Conrau, un Allemand, s’est suicidé. Parce que, dit¬on, on le soupçonne d’être au centre d’un trafic d’indigènes. L’armée coloniale allemande n’apprécie pas une telle humiliation et combat farouchement les populations de Fontem, surtout pour leur résistance à la pénétration germanique. Plusieurs tentatives de négociations échouent.
La panique s’empare des esprits. Le colon se retourne vers Dschang où les dignitaires traditionnels sont un peu plus accueillants. Le contact est facile. Ici, les rapports entre indigènes et colons ne sont pas tumultueux. Dans un témoignage, Grégoire Momo, l’auteur de « Dschang, des origines à nos jours », révèle qu’au cours d’un séjour de trois semaines à la chefferie Foréké¬Dschang, un émissaire allemand, atteint de dysenterie, n’a survécu que grâce aux «écorces du village».
Ce qui en a rajouté au climat de confiance entre les différentes parties. Un accueil jugé chaleureux qui suscite des investissements allemands dans plusieurs secteurs d’activités. Des huttes cèdent la place aux bâtiments construits en briques de terre cuites.
Les missionnaires catholiques dotent la paroisse Sacré¬cœur d’un imposant bâtiment. Des quartiers naissent avec des dénominations singulières : Waspita (hôpital), Kamassa (ferme), Nkasan’a (Haoussa), Kameloum (où logent des ouvriers originaires de Douala). Les plus jeunes sont employés comme jardiniers, domestiques, plantons…Ils apprennent rapidement le pidgin [mélange d’anglais et de français], langue introduite par des soldats allemands d’origine libérienne, sénégalaise et sierra léonaise. La défaite de l’Allemagne à la fin de la première guerre mondiale (1914¬1916), vient briser cet élan. Les troupes alliées, commandées par des Anglais, prennent le relais sur le terrain, jusqu’en 1920.
Puis, la France se succède en vertu du mandat de la Société des nations (Sdn). C’est l’heure de grandes œuvres et des turbulences. Vers 1940, l’administration coloniale française crée le Centre climatique de Dschang, lieu de recueillement où débarquent presque tous les colons de l’Afrique noire. Le chef¬lieu du désormais département bamiléké, qui s’étend jusque dans les profondeurs du département du Moungo, s’impose dans la région.
Des symboles de la puissance juridico¬administrative et militaire s’implantent. Dschang abrite plusieurs institutions : une grande base militaire (treizième compagnie), un tribunal et une Cour d’appel, qui connaît des affaires jugées en instance : « A l’époque, se souvient un octogénaire, quand vous remettiez une convocation à quelqu’un, il vous demandait d’emblée si c’est pour aller comparaître à Dschang. Au quel cas, il prenait peur et pouvait même succomber ».
Transfert Dans le même registre l’Ecole normale des instituteurs adjoints (Enia), qui forment certains premiers cadres de la République, voit le jour. Sa réputation, bâtie sur la rigueur des formateurs et la compétence des hommes qui l’ont fréquenté, tarde encore à quitter certains esprits nostalgiques : «Ce n’était pas le genre de formation que les jeunes ont aujourd’hui. Nous étions à l’école du Blanc », témoigne¬t¬il. C’est tout dire.
Sur un tout autre plan, notamment économique, une station de quinquina s’ouvre au monde paysan. On y cultive et achète des écorces de quinquina pour la fabrication de la quinine. Dschang, ville culturelle, stratégique et touristique, qui tient l’immensité de son histoire, de l’époque coloniale, à ces heures de gloire où les conquérants venus de l’Europe centrale, ont semblé rapidement comprendre qu’il leur fallait un lieu de ce type, perché en altitude à environ 1 400 mètres au¬dessus de la mer, avec un micro climat frais et humide, pour tenir les hauteurs d’une domination qu’ils ont voulu éternelle.
Une route vers le 21ème siècle à la rencontre de la modernité. Tous ces atouts ont fondu, comme du beurre sous le soleil, pour laisser place à une architecture chaotique, à cause des querelles de toutes sortes. Une histoire longue et troublante, fondée sur des accusations de tous genres. Des révélations bouleversantes. Dans le débat politique autour du développement de la ville de Dschang, le nom du regretté Philippe Achingui revient très souvent sur toutes les lèvres.
On l’accuse d’avoir « vendu » la capitale provinciale [ancienne appellation] de l’Ouest à Bafoussam. D’autant plus que, en 1962, le siège de l’inspection fédérale de l’Ouest est transféré de Dschang à Bafoussam. Il s’en défendait de son vivant : « c’est absurde de croire que la capitale Dschang a été vendue à Bafoussam. Qui était l’acheteur et la facture s’élevait à combien ? Et qui était le témoin ? ».
Passons aux actes concrets. Les soupçons persistent, parce quePhilippe Achingui était un personnage imprévisible et insaisissable. Sorti de l’Ecole normale de Nkongsamba en 1929, il enseigne à la Mission catholique de Dschang jusqu’en 1947, date à laquelle il embrasse la politique pour, soutenait¬il, défendre ses frères : «Les fonctionnaires noirs de l’époque qui étaient des allogènes ont voulu aussi coloniser les gens de Dschang. Lorsque leurs femmes achetaient des denrées, les nôtres devaient encore les transporter dans leurs domiciles. Nous n’avons pas accepté ça ».
Ce qui l’oblige à entrer à l’assemblée traditionnelle Bamiléké, « Kumze », sous la férule du charismatique président Mathias Djoumessi dont il était l’éternel directeur de campagne. Toutefois, en décembre 1956, à la veille de l’élection à l’Assemblée territoriale, une brouille éclate entre les deux hommes : « Nous n’avons pas supporté le fait que notre président, Mathias Djoumessi, ait décidé de prendre pour colistier un colonisateur de la trempe de Marcel Lagarde ».
M. Achigui confectionne donc une liste concurrente avec Fidèle Vogmo. Ils sont d’ailleurs suivis par le couple Paul Schoumller et Mathias Djoukeng. Au terme des élections, la tradition est respectée : le duo Mathias Djoumessi – Marcel Lagarde est élu. Trésorier général du « Kumze »,Philippe Achingui vient de commettre un crime de lèsemajesté et doit payer : « Le 5 janvier 1957, j’ai été chassé comme un malpropre, lors de la réunion du comité directeur ».
Neuf mois plus tard, M. Achingui convoque une assemblée générale des sections du « Kumze » du groupement Foto à Dschang. Le chef de ce groupement, Jean Soffack, est conduit à la tête de cette nouvelle structure. Philippe Achingui en est le secrétaire général. Peu après, c’est le divorce.
Rancœurs En 1961, la structure pensée par M. Achingui fusionne avec l’Union camerounaise (Uc), donnant l’opportunité à ce dernier de prendre sa revanche sur lui¬même et sur ses adversaires. Philippe Achingui fait son entrée au premier gouvernement de l’indépendance comme secrétaire d’Etat à l’Economie nationale chargé de l’Elevage. Ses colistiers, Julienne Keutcha et Paul Schoumller, commencent à le bouder : « Ils s’attendaient aussi, je ne sais par quelle voie, à être nommés.
J’étais tête de liste, je les ai pris dans ma liste, ils ne m’ont pas pris dans la leur », affirmait Philippe Achuingui, à l’époque. Le nouveau promu devient forcément membre du gouvernement et commence alors ce que d’aucuns qualifient de «dérive paranoïaque ». Ses différentes descentes à Dschang, selon des témoins, donnent du spectacle : voiture américaine, escorte et parfois fanfare. Il ne les offrira pas toute la vie.
En juin 1961,Philippe Achinguiquitte le gouvernement. Entre¬temps, il a réussi l’exploit de faire muter certains de ses adversaires loin de Dschang : Joseph Tamezé et Emile Nomeny. Le premier était infirmier chirurgien, alors que le second assurait la direction du cabinet de Mathias Djoumessi, ministre résident à Dschang. Les rancœurs s’installent. La tête de M. Achingui est mise à prix. Les plaintes fusent de partout : «Il nous a trahis. Il a vendu notre village aux autres».
Philippe Achingui plie, mais ne rompt pas. La colère de ses adversaires monte. L’atmosphère est plus que viciée. Le régime politique de l’époque tente de calmer les ardeurs des uns et des autres. Le président Ahidjo monte au créneau, en juin 1962, pour assumer ses responsabilités : «Je voudrais dire que je prends sur moi seul toute la responsabilité d’avoir fixé le siège à Bafoussam. Je l’ai fait tout simplement pour des raisons d’Etat ».
Ahmadou Ahidjo restera incompris. Tout commePhilippe Achingui. Le pauvre. Les gens se plaignent davantage. Nommé en mai 1960 au poste de préfet de Bamiléké, qui formait un seul département, Enoch Kwayep, de regrettée mémoire, en repart trois ans plus tard sans convaincre les sceptiques : «Je dois dire que le département Bamiléké n’a pas été le seul à être divisé. La finalité était de mettre fin à la sousadministration. L’on avait procédé de même pour l’ancien département du Nyong et Sanaga, du Centre qui regroupait au sein de Lolodorf ce qu’on appelle maintenant la Lékié, le Mfoundi, la Mefou, la Haute¬ Sanaga, le Nyong et Mfoumou. Il a été appliqué le même processus à l’Est : au départ Abong¬Mbang en était le chef¬lieu, mais en fin de compte, ce fut Bertoua. De même à l’Ouest, le chef¬lieu avait été d’abord Dschang, puis finalement Bafoussam tout simplement en raison de sa position centrale qui justifie encore qu’on ait par la suite décidé le rattachement à l’Ouest de l’ancien département du Noun, Dschang étant trop excentrique de par sa situation… »
Aujourd’hui, la ville de Dschang n’est plus que l’ombre d’elle¬même. Une cité qui, pendant plus de 56 ans, n’a eu de cesse des déployer les innombrables charmes dont les dirigeants savaient tant se monter fiers : ses beaux jardins, ses belles bâtisses, ses piscines aux eaux douces et apparemment colorées, son architecture, son folklore et, bien entendu ses hommes. Dschang a subitement glissé dans les profondeurs du passé. On en parle avec regret, en regardant son Centre climatique défraîchi et ses routes poussiéreuses.