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Opinions of Vendredi, 21 Avril 2017

Auteur: Agnès Faivre

Crise anglophone: pourquoi le retour d'Internet ne règle pas tout

Entre 70 et 100 personnes ont été placées sous les verrous depuis cette crise sociopolitique Entre 70 et 100 personnes ont été placées sous les verrous depuis cette crise sociopolitique

Les voilà reconnectés. Après 93 jours de coupure d'Internet et à trois jours du coup d'envoi des Jeux universitaires de Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest, les habitants des deux régions anglophones du Cameroun peuvent à nouveau surfer sur la Toile, faire des opérations en ligne, tweeter, et surtout, pour nombre d'entre eux, travailler… La nouvelle a été annoncée sur la chaîne publique camerounaise CRTV Radio ce jeudi 20 avril à 17 heures, tandis que le ministre des Postes et Télécommunications publiait dans le même temps un communiqué.

Il réagit d'abord à la contestation des avocats et des enseignants dans ces deux régions. Les premiers ont entamé le 11 octobre 2016 une grève pour réclamer la reconnaissance du droit anglais (Common Law) dans le système juridique camerounais. Les seconds, en lançant à leur tour un mouvement de grève le 21 novembre 2016, ont renchéri sur la francophonisation du système d'éducation. Les revendications se sont par la suite élargies, et la contestation du pouvoir central s'est accompagnée de slogans fédéralistes. La décision de couper Internet est intervenue le 17 janvier dernier.

Internet, instrument de « haine et de discorde », selon le gouvernement

Pour les autorités, ces corporations d'avocats et d'enseignants d'expression anglaise sont « des activistes extrémistes, mus par des velléités sécessionnistes [qui] en ont profité pour diffuser des messages de haine et inciter à la perpétration d'actes de violence et à des exactions de toutes sortes ». Il justifie ainsi la coupure d'Internet : « Des activités criminelles qui tombent sous le coup de la loi ont été pour beaucoup perpétrées via les réseaux sociaux. Ces technologies de l'information et de la communication, outils essentiels du progrès économique et social, ont malheureusement été dévoyées par les ennemis de la République. En pareilles circonstances, les pouvoirs publics avaient le devoir impérieux de rétablir l'ordre, d'assurer la sécurité des citoyens et de leurs biens, et de garantir le fonctionnement des services administratifs. » Et de prévenir : « Le gouvernement se réserve le droit de prendre les mesures appropriées pour éviter qu'Internet ne soit à nouveau utilisé pour susciter la haine et la discorde entre les Camerounais, et pour créer des troubles à l'ordre public. »

Sur Twitter, la tech-entrepreneur Rebecca Enonchong savoure cette décision. « Internet est notre droit. Vous nous avez rendu Internet comme vous avez rendu la liberté aux esclaves », publie-t-elle, avant de saluer la mobilisation sur les réseaux sociaux, à travers la campagne #BringBackOurInternet. Sur le site Quartz Africa, édition africaine du titre d'info économique américain, elle souligne que ce mouvement « était une expression de solidarité pour les personnes dans les zones sans Internet », et que « les millions de tweets de soutien lui ont donné de l'espoir ».

Quartz Africa avait par ailleurs consacré il y a quelques jours un reportage à la création d'un « camp de réfugiés Internet » à Bonako, un village du Sud-Ouest. Le chef-lieu de cette région, Buéa, est qualifié de « Silicon Mountain », en raison du dynamisme des entrepreneurs des nouvelles technologies. À la suite de la « répression numérique » décidée à la mi-janvier, la plupart d'entre eux ont dû multiplier les allers-retours à Douala, capitale économique du Cameroun, distante d'environ 70 kilomètres. Des déplacements coûteux, en argent et en temps.

Pressions internationales…

Selon une estimation de l'ONG française Internet sans frontières, les 60 premiers jours de coupure représentaient un coût de 2,69 millions d'euros pour l'économie camerounaise. « Le bilan sera très lourd », se désole-t-on sur Cameroon-Info. Le site revient sur la longueur de cette privation d'Internet et sur les pressions exercées sur le président Biya venant d'Internet sans frontières, de la campagne #BringBackOurInternet ou du lanceur d'alerte Edward Snowden, qui avait réagi sur Twitter à cet événement. « Le Cameroun a battu le record de la plus longue coupure d'Internet sur le continent africain. [...] La résistance du gouvernement face aux multiples pressions pour l'amener à mettre fin à cet isolement numérique a été remarquable », estime-t-il. On pourrait ajouter, à la liste des pressions internationales, celles de l'ONU, du Congrès américain, du Vatican… et revenir aussi sur la pression sociale de ces derniers jours.

… et pression populaire

Lundi 17 avril, date marquant les trois mois de censure d'Internet dans les régions anglophones du Cameroun, une nouvelle marche silencieuse a été organisée à Yaoundé. Des centaines de jeunes ont convergé vers le ministère camerounais des Postes et Télécommunications, relate Moki Kindzeka sur l'antenne anglophone de Deustche Welle. « Internet, c'est comme l'air qu'on respire », explique un jeune manifestant.

Le lendemain, mardi 18 avril, ce sont des avocats qui ont organisé une conférence de presse. Le gouvernement camerounais a fait un pas en avant, fin mars, en proposant une série de mesures, parmi lesquelles la mise en place d'une section de Common Law à l'École nationale de magistrature, la création d'une faculté des Sciences juridiques et politiques à l'université de Buea, la création d'un département d'English Law dans les universités de Douala, Ngaoundéré, Dschang et Maroua, ou l'augmentation des effectifs des magistrats anglophones au sein de la haute juridiction. Les avocats mobilisés ce mardi 18 avril ont appelé à la mise en œuvre rapide de ces mesures, rappelant que le Cameroun était un pays bilingue, en théorie, et qu'il pouvait s'inspirer en matière juridique de la double culture qui prévaut également au Canada. Mais ils ont surtout plaidé pour la libération des personnes emprisonnées depuis ce nouvel épisode de « crise anglophone ».

« Mes Claude Assira et Bernard Muna ont clairement demandé aux autorités camerounaises compétentes de libérer les avocats et toutes les autres personnes détenues, et de prendre des mesures appropriées en vue du retour en toute sécurité des personnes en exil et de la levée de l'interdiction de sortir du territoire national », peut-on lire dans News du Camer. Entre 70 et 100 personnes, selon les sources, ont été placées sous les verrous depuis cette crise sociopolitique. Pour leurs conseils, « cette demande de libération est faite dans le souci de la dissipation progressive et durable de la crise ». L'un d'eux précise dans les colonnes des News du Camer que « les personnes détenues ne sont ni les leaders ni les plus radicaux de la contestation ».

Peu après l'annonce du rétablissement d'Internet, les messages se sont multipliés sur les réseaux sociaux pour appeler à libérer ces prisonniers.

La crise anglophone est encore loin d'être réglée

Alors que certaines tensions s'apaisent, d'autres revendications s'amplifient donc. « La crise anglophone au Cameroun donne l'impression d'un feuilleton à rebondissements », écrit Christophe Sessou dans Bénin Monde Infos. Il rappelle que cette crise est « partie de façon banale de l'échec de leur candidat [des régions anglophones, NDLR] John Fru Ndi à la présidentielle de 1992 ». Scrutin qui a vu Paul Biya l'emporter avec une courte avance, et dont les résultats, depuis, n'ont cessé d'être contestés par une partie de l'opposition. « Face au silence du pouvoir, ils corsent un peu plus leur mouvement en réclamant l'autonomie », explique le journaliste du site béninois. « Il a même parlé d'une République d'Ambazonie, devant réunir les deux régions, le Nord-Ouest et le Sud-Ouest anglophones. Les deux départements se disent marginalisés au plan politique, économique, social et judiciaire. Ils déplorent aussi d'être défavorisés par rapport à la redistribution des revenus du pétrole dont leur sous-sol est nanti », poursuit-il. Le président Biya, conclut-il, « n'a pas la paix avec les revendications des régions anglophones ». Autre motif d'inquiétude pour une partie de la population camerounaise : les accusations ciblant des hommes d'Église, qui auraient encouragé les manifestants. Trois évêques doivent être jugés ce lundi 24 avril. Ils viennent de recevoir le soutien de l'archevêque métropolitain de Douala, nous apprend le site 237online.

La crise anglophone, un nouveau Boko Haram ?

Il y a quelques jours, l'ancien ministre de l'Éducation David Abouem A Tchoyi prévenait dans une longue tribune publiée dans le quotidien camerounais Mutations, et reprise par la presse en ligne, d'un risque de « réveils amers » si le « problème anglophone » n'était pas davantage pris en compte. Il s'employait à expliquer ce « problème » en listant ses fondements, parmi lesquels la centralisation de l'État, le « non-respect des engagements relatifs à la prise en compte, de manière équitable, des cultures et traditions institutionnelles, juridiques, administratives héritées des anciennes puissances administrantes », et le « non-respect du bilinguisme dans le secteur public, bien que la Constitution fasse du français et de l'anglais deux langues officielles d'égale valeur ». Et de mettre en garde : « Boko Haram a trouvé des appuis à l'extérieur. N'attendons pas que des compatriotes mal à l'aise et qui crient leur mal-être en viennent un jour, par désespoir, à rechercher des appuis à l'extérieur », écrivait-il, en référence au groupe islamiste radical parti du Nigeria.