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Opinions of Mercredi, 6 Décembre 2017

Auteur: Via la page Facebook de Patrice Nganang

Crise anglophone: Patrice Nganang une alternance politique

Seul le changement au sommet de l’État peut régler le conflit anglophone - Patrice Nganang Seul le changement au sommet de l’État peut régler le conflit anglophone - Patrice Nganang

Face à la crise qui secoue depuis plusieurs mois les régions anglophones, Paul Biya enjoint l'armée de combattre « sans états d'âme » ceux qu'il qualifie de « terroristes ». Dans une tribune écrite à Buéa, au pied du Mont Cameroun, l'écrivain camerounais Patrice Nganang propose une autre voie.

Le 1er décembre, faisant suite à la déclaration de Paul Biya disant que le visage de l’ennemi en zone anglophone s’est clarifié, le préfet de la Manyu (Mamfé) ordonnait aux populations de son district, dans le Sud-Ouest anglophone du Cameroun, d’évacuer quinze villages – dans l’immédiat -, sous peine d’être considérées comme complices de ceux qui posent des actes de violence.

Allons-nous vers la relocalisation forcée des populations et la constitution des camps ? Une situation offensive contre les populations qui, au Cameroun, a connu un précédent durant la période du maquis, avec ses camps de regroupement.

La définition par le pouvoir du profil de l’ennemi, à la suite d’assassinats visant des gendarmes, le désigne comme étant « les sécessionnistes anglophones », après qu’un an de campagne tous azimuts dans les médias de propagande a fait d’eux les boucs émissaires d’un conflit anglophone qui, jusqu’ici, avait représenté la campagne non violente la plus longue et la plus réussie de l’histoire du pays.

Chose d’autant plus extraordinaire que c’est plutôt au sein de la partie francophone du Cameroun, effervescence politique oblige, que la sécession serait logique.

La partie anglophone du pays est, dans les faits, bilingue. Le Grand Nord et le Grand Sud sont en effet les parties les plus sociologiquement francophones du pays, tandis que sa partie anglophone, au lieu d’être anglophone, comme le prétend la vulgate, est en réalité bilingue, quand elle ne parle pas pidgin. Et cela du plus profond de son être aux manifestations les plus banales de son vécu.

L’okada [taxi-moto] de Bamenda qui me mène à Liberty Square, où tout a commencé le 21 novembre 2016, parle français et anglais. L’intendant de la prison de Buea chez qui je suis allé avec Agbor Nkongho, qui remettait, avec des pharmaciens anglophones, des médicaments aux prisonniers, nous accueille en français, puis passe à l’anglais. Et le DG de la boîte Cabaret, à Buea, anime en français.

Les administrateurs avec qui je passe une soirée à Bamenda sont anglophones, originaires de la région, mais nous échangeons en français, tout comme, bien évidemment, avec le professeur d’une école privée que j’ai rencontré à Kumba – l’une de celles qui a été vidée de ses élèves suite au mot d’ordre relayé par les réseaux pirates d’internet, qui permettent de suivre la télévision du SCNC malgré le blocus d’État sur les réseaux sociaux.

Imaginer un seul instant une telle présence réciproque de l’anglais à Yaoundé serait faire preuve de provocation. Car « Yaoundé est francophone ».

Et pourtant, on ne saurait sérieusement parler de la zone anglophone du pays sans son excroissance dans la zone francophone – par exemple, ces écoles primaires anglophones où il est de mode chez les francophones, depuis 2005 à peu près, d’envoyer son enfant, comme c’est le cas pour presque tous mes neveux.

L’anglais sera la langue officielle du Cameroun

Quel sera le futur de ces enfants francophones qui, dans quinze ans, ne vont sans doute pas tous quitter le pays pour se perdre à l’international, où l’anglais est majoritaire, et vont donc entrer en compétition avec les anglophones lors des examens de recrutement de l’État pour les quelques postes réservés aux anglophones – qui sont, justement, l’un des objets du contentieux ?

Agbor Nkongo, le leader anglophone à qui j’en parle, saute par-dessus le cheval au cours de notre discussion de plusieurs heures au Buea Mountain Club, le club social de tradition britannique le plus vieux du pays. « L’anglais sera la langue officielle du Cameroun », assure-t-il, optimiste.

Comme Emile Mbella, le directeur de l’école publique anglophone de N’lohe, sans bâtiments vraiment, et qui, sur ses 450 élèves, en compte 75 qui sont francophones. Plus que tout, il souhaite de nouvelles salles de classes. À Yaoundé, les effectifs de l’école anglophone de Madagascar ont aussi augmenté, certes à cause du flux d’enfants migrants de la zone en crise.

Aujourd’hui, il n’y a plus de quartier à Yaoundé ou à Douala qui ne possède son école privée bilingue. C’est dire qu’il y a un vote favorable des parents pour l’anglais, même si, aujourd’hui, aux écoles bilingues ils préfèrent plutôt des écoles inscrites totalement dans le système anglophone.

Changement tectonique, donc. Et ce sont justement dans ces écoles que des élèves francophones, dont les parents ne trouvent aucun intérêt objectif à suivre le mot d’ordre des leaders de la protestation de rester à la maison, rompent la grève.

Des images sont ainsi devenues virales : comme celles des élèves francophones en zone anglophone, brutalisés par des passants parce qu’ils allaient à l’école, bravant l’interdiction du Governing Council. « Notre école commencera en janvier », disent leurs camarades anglophones, qui sont restés à la maison et que j’ai vu vadrouiller les jours de classe, mais dont mon chauffeur à Bamenda me dit qu’ils apprennent un métier.

Wilfried Tassang, le leader du syndicat enseignant dans ce qui était le Consortium de la société civile anglophone, aujourd’hui en exil, est devenu membre du Governing Council, qui prône la ligne dure.

Insister sur les enfants pris au cœur de ce mouvement qui leur échappe, ce n’est pas seulement regarder, par-delà l’opposition, qu’adore le pouvoir, entre « fédéralistes » et « sécessionnistes », c’est au fond se placer dans la surface de réparation de la bataille politique actuelle, qui concerne de plain-pied le futur du Cameroun, sa population autant que sa superficie.

La zone anglophone, qui ne compte plus ses morts tués par des hommes en tenue, est si militarisée que sur la route qui mène de Bamenda à Kumba, j’ai compté pas moins de quinze contrôles de gendarmerie et de police, fusil au poing.

Ceux qui exécutent la violence militaire ne font même pas l’effort d’être bilingues, comme la population. L’école normale de Bambili, qui abrite pas moins de dix instituts spécialisés crées par décret présidentiel pour résorber le conflit – instituts tous dépourvus de bâtiments d’hébergement -, compte elle-même sur des professeurs de l’université de Yaoundé pour fonctionner. Mieux, son campus est occupé par des militaires, tout comme les écoles qui brûlent.

D’où la question légitime que se pose chacun ici : qui sont donc les pyromanes ? Avec, en filigrane, celle-ci : qui sont les terroristes ? La singularité de la violence militaire qui s’abat sur la zone anglophone est que ceux qui l’exécutent ne font même pas l’effort d’être bilingues, comme la population.

Tous les militaires qui nous ont contrôlés durant les deux semaines de mon séjour dans une dizaine de villes anglophones se sont indistinctement exprimés en français.

Est-ce une consigne ? Une manière d’éviter la fraternisation avec les civils, au prix de réveiller l’irritation des gens, comme celle de ces passagers du car allant de Douala à Buea, qui, d’une seule voix, ont demandé au gendarme frappé de soleil et d’ennui qui nous demandait nos papiers de nous parler en anglais – « Speak to us English ! » Éviter la fraternisation, même si c’est une stratégie de guerre, c’est évidemment éviter le bilinguisme et, donc, tracer cette frontière dont la manifestation la plus criarde est la demande de sécession. C’est donc pourrir la situation, dans une région bilingue.

À Kondengui, où je lui ai rendu visite, le leader populiste Mancho Bibixy – maintenu en prison malgré la grâce présidentielle aux anglophones incarcérés qui, curieusement, l’a exclu dans son application – m’a frappé par la solidité de son esprit, mais surtout par le pragmatisme de ses vues.

Je lui ai demandé s’il avait changé la position qu’il avait exprimée sur sa page Facebook avant l’explosion populaire de ce qu’il appelle la « coffin revolution », et qui l’a mené derrière les barreaux.

Des Camerounais bilingues peuvent-ils être ennemis dans un pays dont le président n’a jamais tenu un seul discours en anglais ?

Son animalisation des francophones m’avait alors paru l’expression la plus abjectement haineuse de la crise. Or voilà devant moi, à Nkondengui, le « Sans-Peur » Mancho, comme on l’appelle à Bamenda, où il était animateur de radio, en demandant avec sympathie comment il va, témoignant de sa gratitude devant l’effort des francophones – avocats et autres – qui l’ont défendu et qui supportent la cause anglophone.

Qui sont donc ces « terroristes » dont parle le président de la République, et qui lui font manifestement refuser le dialogue que tout le monde demande, les leaders de la protestation anglophone en premier – y compris Sesuku Ayuk Tabe, qui, lui, est en exil au Nigeria ? Des Camerounais bilingues peuvent-ils être des ennemis dans un pays dont le président n’a, de toute sa carrière politique, jamais tenu un seul discours ni fait une interview en anglais ?

Le Cameroun francophone a l’habitude de penser à l’envers, saisi qu’il est dans ce chiasme qui, depuis 1956, structure l’histoire du pays et a donné l’indépendance à ceux qui ne la voulaient pas.

Seul le changement au sommet de l’État peut régler le conflit anglophone au Cameroun
Il y a ainsi quelque chose de terrible à entendre, à Kupe-Tombel, cette ville-frontière parmi les plus bilingues du pays, un vieux qui, durant le massacre de 1966, a de son propre aveu coupé des têtes de maquisards, affirmant avec emphase que sa ville n’a jamais été une partie du Nigeria et qu’il a toujours été un Camerounais.

Ses mots trouvent leur écho de l’autre côté, en zone francophone, dans les explications de mon guide, originaire de Bengwi, en pays anglophone, et qui, natif de N’lohe – qui se bat elle aussi avec un massacre commis, celui-ci, en 1961 -, ne saurait dire s’il est anglophone ou francophone.

Véritable paradoxe que celui de ce pays qui se cherche toujours des ennemis parmi ceux qui lui fabriquent un avenir, parmi ceux qui, dans leur quotidien, manufacturent un vivre-ensemble respectueux de sa diversité.

L’État camerounais, qui ne veut pas dialoguer malgré l’appel de toute l’élite anglophone – sauf bien sûr quelques exceptions, comme Atanga Nji, du parti au pouvoir –, a-t-il une solution prospective pour le moment où des milliers d’enfants francophones fréquentant les écoles bilingues et anglophones se présenteront aux concours des grandes écoles, en section anglophone ? Fera-t-il d’eux des ennemis de la République parce que, à leur manière, ils auront remis en cause le statu quo ? Où va-t-il enfin se plier au fait accompli de ce pays dont la population exprime déjà son choix, en votant pour l’anglais pour ses enfants ?

Il faudra sans doute un autre régime politique pour faire comprendre à l’État que la mitraillette ne saurait endiguer une foule en mouvement. Seul le changement au sommet de l’État pourra régler le conflit anglophone au Cameroun.