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Opinions of Wednesday, 3 August 2016

Auteur: Dieudonne Essomba

Au-delà de l’opération épervier, la putréfaction d'une dictature

Dieudonne Essomba, Ingénieur Principal de la Statistique Dieudonne Essomba, Ingénieur Principal de la Statistique

Fêtes permanentes, distributions à ciel ouvert de l’argent liquide, contributions pour des meetings géants, messes d’action de grâce pour remercier Paul Biya et lui souhaiter longue vie, combats épuisants pour maintenir un leadership hégémonique, tout cela a fini par représenter des montants faramineux... qu’il fallait bien prendre quelque part. D’où le développement d’une corruption structurelle.

Lorsque les premières accusations de corruption généralisée furent portées contre son régime, le Président Biya demanda des preuves. Cette réponse lapidaire apparut à un grand nombre de personnes comme une caution de ces pratiques, mais les mauvais classements récurrents du Cameroun dans l’indice du NDI, la pression des bailleurs de fonds et les prétentions politiques des élites à le remplacer avant terme le conduiront à réagir. Une action graduelle se mit en place: d’abord des actions de sensibilisation, puis des mises en garde, des améliorations des procédures visant à réduire la porosité du système financier et enfin, des arrestations de hautes personnalités.

La satisfaction d’abord enthousiaste, puis de plus en plus mesurée qui accompagne cette initiative traduit le ras-le-bol d’une population qui a tant souffert de l’indifférence, l’arrogance et les cupidités d’une élite qui a perdu le sens des réalités. Mais en même temps, l’opération a commencé à susciter des interrogations sur son apport réel dans la gouvernance du Cameroun. Alors qu’il apparait très douteux qu’elle ait réduit les détournements de fonds, on est au moins sûr qu’elle entretient une ambiance de terreur qui inhibe plutôt l’action des responsables, tout en donnant du Cameroun une image totalement putride.

Mais la question de fond demeure: comment le Cameroun dont le système politique est très stable et fortement structuré en est-il arrivé à ces pires formes de déprédation qu’on ne voit que dans de régimes délités et incontrôlables ? La réponse à cette question est déterminante pour envisager de manière pertinente une solution définitive à la corruption.

Pour en saisir la cause première, il faut remonter au lendemain du coup d’Etat de 1984: le Président Biya accède au pouvoir en héritant d’un puissant parti unique qui contrôle tous les compartiments de la population camerounaise.

Les responsables de l’UNC étaient des politiciens professionnels, choisis avec soin par les instances dirigeantes et qui disposaient d’une éthique fondée sur la sobriété dans la manière d’être, dans l’expression et dans la dépense. Le Parti Unique détestait particulièrement les frimeurs, les bavards et les opportunistes. Mais parce que l’ancien préférait les qualités humaines au bagage intellectuel, l’élite diplômée assimilait ce personnel politique à des usurpateurs qui détenaient abusivement l’autorité qui leur revenait de droit. Le coup d’État leur fournira l’occasion de prendre leur revanche : devant les événements, l’UNC se disqualifiera par ses atermoiements et son écartèlement entre la fidélité au nouveau Président et la fidélité à l’ancien. Le salut du régime viendra de l’administration, notamment de ses corps armés, qui reconnaîtra Biya comme le sien contre Ahidjo dont elle ne voulait plus.

L’élimination de l’UNC laissait le champ libre à cette élite intellectuelle qui s’empressa de s’emparer des missions d’encadrement de la population initialement assignées au parti unique. Ce faisant, le contrôle politique passait des mains de professionnels triés sur le volet pour tomber dans les mains des amateurs qui n’avaient ni le charisme des anciens politiciens, ni l’éthique et qui de ce fait ne pouvait contrôler les populations par des moyens purement politiques.

Cette élite allait donc pallier à cette insuffisance en fabriquant un nouveau type de fidélité fondé sur les cadeaux et l’affectivité tribale. Évidemment cette démarche altérait le discours politique de naguère qui mettait l’accent sur l’unité nationale et d’importantes limitations à se présenter comme le représentant d’une communauté dans le champ public. Certes, les choix des hauts responsables respectaient, peut-être avec plus de rigueur encore qu’aujourd’hui, les équilibres régionaux. Pour autant le régime réprouvait toute connivence entre un ministre et sa communauté et personne ne rassemblait sa tribu pour remercier le chef de l’État de sa nomination.

À contrario, la nouvelle élite politique se présentera ouvertement comme des représentants de leurs communautés dans le champ commun, ce qui était d’autant plus facile que la pratique elle-même l’avait posé comme telle et que l’appel aux sentiments étaient un moyen plus rapide et plus efficace que la spéculative rhétorique sur l’unité nationale. Au lendemain du coup d’Etat, cette logique n’avait pas paru très dangereuse, mais elle allait se développer, et le contrôle politique initial mené par l’UNC bascula progressivement dans le contrôle ethnique des élites administratives. La création du RDPC ne modifiera pas la donne, le parti se retrouvant rapidement instrumentalisé et confiné au rang d’appendice de cette nouvelle administration politisée.

C’est dans ce cadre que se situe le début de la corruption généralisée au Cameroun: la nomination d’un haut responsable apparaissait ouvertement comme une rétribution à sa communauté et un gage de fidélité de cette communauté à la personne du chef de l’Etat. En contrepartie, l’élite devait entretenir cette fidélité à travers des cadeaux, lesquelles prenaient soit les traits de festivités récurrentes marquées par la distribution des bœufs et de sacs de riz, soit de somptueuses manifestations politiques dont le thème était de chanter des hosannas au chef de l’État et qui finissaient toujours dans de fastueuses ripailles. Simultanément, chaque élite développait des tendances hégémoniques dans sa communauté qu’elle tentait de transformer en principauté tribale, en manifestant notamment une violente hostilité à l’émergence de tout autre leadership.

Or tout cela coûtait très cher: ces fêtes permanentes, ces distributions à ciel ouvert de l’argent liquide, ces contributions pour des meetings géants, ces messes d’action de grâce pour remercier le chef de l’Etat et lui souhaiter longue vie, ces combats épuisants pour maintenir un leadership hégémonique, tout cela finit par représenter des montants faramineux... qu’il fallait bien prendre quelque part. D’où le développement d’une ingénierie mafieuse où l’on rencontre des marchés surévalués, des missions fictives, etc. C’est donc à tort que les Camerounais attendent des personnes accusées qu’elles remboursent les Milliards de FCFA dépensés, comme si elles les avaient cachés quelque part. En fait, cet argent a servi à organiser les agapes et ils n’ont plus rien.

La discontinuité créée par le coup d’État et le remplacement brutal d’une élite politique professionnelle, charismatique et enrégimentée par une élite administrative disparate, arrogante, dispersée et cupide a créé le substrat sur lequel a pu prospérer une corruption d’un type tout à fait nouveau. Mais la situation s’est amplifiée de trois autres causes.

- La première est la crise économique qui, en asséchant les capacités du pays, a développé des comportements darwiniens qui se traduisent par des tentatives répétées d’agresser le système : désir d’améliorer son modique salaire par le rançonnement des usagers, tentatives d’acheter des emplois à ses enfants, etc.

- La seconde cause est à relier à l’expulsion de l’État du secteur productif imposée par la thérapie du FMI et de la Banque Mondiale. Autrefois, l’action de l’État intégrait toute une chaîne d’activités qui allait de la conception des programmes de développement jusqu’à leur réalisation effective. Par exemple, le Ministre de l’élevage devait, non seulement concevoir la politique du secteur, mais s’assurer que la production suivait et c’est sur ces résultats palpables qu’il était jugé.

Mais depuis que l’État a été chassé des activités de production, son budget s’est retrouvé affecté presque uniquement à des opérations bureaucratiques dites de «régulation». La conséquence a été le confinement de l’État à la paperasse et l’affectation de deux tiers de son volume aux réunions, manifestations festives, séminaires, colloques et autres missions de «renforcement des capacités». Évidemment, une telle ambiance ne pouvait qu’aggraver la porosité d’un système déjà défaillant et susciter des détournements massifs, diffus et ubiquitaires de l’ensemble de la haute administration publique, générant une corruption sans visage et pratiquement impossible à combattre.

- La troisième cause est liée au blocage structural de notre économie et au faible contenu en devises de notre budget. En effet, le commerce international n’est qu’une forme sophistiquée de troc et on ne peut acheter à l’étranger qu’en proportion de ce qu’on y a vendu, les revenus issus des produits et services locaux ne pouvant être convertis en devises. Or les autorités ne tiennent pas compte de cette réalité lorsqu’elles votent le budget: alors que les recettes sont prélevées sur le pouvoir d’achat intérieur, les dépenses manifestent une consommation exagérée de devises, autrement dit, une tentative de convertir un pouvoir d’achat local en un pouvoir d’achat extérieur. Comme cette mutation est impossible, on se retrouve soit avec d’importantes sommes oiseuses d’un argent inutile, à côté des investissements irréalisables. Soit on tente de forcer la réalisation de ces investissements, mais comme ce pouvoir d’achat local n’a aucune valeur à l’extérieur, un tel forcing pousse à un nouvel endettement. Soit enfin, on dilapide ces sommes oiseuses dans les activités qu’on peut réaliser sans faire appel aux importations massives (séminaires, pose de la première pierre, construction des clôtures, détournements, etc.). C’est ce dernier cas qui alimente les détournements de fonds.

On peut se demander pourquoi le phénomène paraît confiné au Cameroun et qu’on ne le note avec la même intensité dans des pays comme le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. La raison se trouve dans un déséquilibre plus profond entre la demande en devises et l’offre que partout ailleurs.

L’excessive concentration des avantages entre les mains des responsables entraîne un écart de revenus réels qui génère une forte pression à l’importation de produits de luxe. L’absence de toute politique de gestion du patrimoine mobilier de l’Etat entretient un dilettantisme généralisé dans la gestion des biens publics: ainsi, la nomination d’un responsable entraîne le remplacement des équipements qu’utilisait son prédécesseur sans qu’on recycle les anciens équipements. Personne ne sait le destin de tel ordinateur acheté pour un responsable, ni la durée avec laquelle il peut l’utiliser avant de réclamer un nouveau. À cela s’ajoute la pagaille entretenue par les commissions parasitaires qui gravitent autour des grands projets, les missions à l’étranger, les somptueuses limousines offerts aux responsables, sans compter le mode de vie extravagant des prestataires des marchés publics. Ces comportements très dispendieux en devises et qu’on ne retrouve guère dans les autres pays exaspèrent la demande en devises au Cameroun, ne laissant plus qu’une portion congrue aux dépenses utiles pour l’investissement.

De manière claire, il apparaît que la corruption au Cameroun a été créée par un réseau de facteurs qui se sont renforcés mutuellement.

Dans ces conditions on ne voit pas très bien comment la répression pourrait apporter la moindre amélioration dans la situation. En réalité, il faut plutôt la percevoir comme le symptôme d’une constellation de maladies fondamentales qui l’ont créée et qui la maintiendront en l’état, tant qu’une réforme de tout le système de gouvernance ne sera pas engagée. Et parce qu’elle est un symptôme, elle ne saurait guère expliquer le verrouillage économique du Cameroun. De fait, les détournements sont des vols, c’est-à-dire des faits microéconomiques et judiciaires et de ce fait, ils doivent être punis comme tel. Mais au niveau macroéconomique, ils se réduisent à un simple transfert d’un patrimoine vers un autre patrimoine. Le problème porte alors non plus sur le détournement en lui-même, mais sur l’utilisation qui en est faite: s’il est réinvesti à l’intérieur du pays, la seule conséquence sera une extrême concentration du patrimoine productif entre quelques mains mais au moins on aura des usines.

Le problème au Cameroun n’est pas dans le caractère massif des détournements, mais dans l’incapacité du système productif à fructifier l’argent, qu’il soit honnêtement acquis ou non. Cette position peut paraître scandaleuse et elle l’est effectivement pour la morale et la loi, mais un économiste n’est ni un prêtre ni un juge. Et c’est ici le lieu de dénoncer une fois de plus les doctrinaires de la bonne gouvernance représentés par les ONG occidentales et leurs antennes locales. À en croire leur discours, les colons auraient laissé un Cameroun développé que les élites camerounaises ont détruit et transformé en pays pauvre. Mais tout le monde sait qu’après 5 siècles de présence, les Européens n’ont rien fait dans notre pays: les immeubles actuels, les routes bitumées, la partie la plus longue de notre chemin de fer, les aéroports, les entreprises, les écoles, les universités ne sont pas des legs de la colonisation que la mauvaise gouvernance camerounaise aurait dégradés, mais le produit de 50 ans de travail de Camerounais sous Ahidjo et Biya. C’est cela aussi la vérité historique.

Ce que les Africains ont peine à comprendre dans le discours de la gouvernance, c’est l’injure raciste que ce concept véhicule. L’Afrique reste le seul peuple sur la terre où tous les pays sont sous-développés. Mais un peuple qui ne produit que des élites incapables et corrompues peut-il être normal? Après avoir cherché à se débarrasser de sa lancinante culpabilité sur notre situation, l’Occident a subrepticement inculqué dans nos têtes que la colonisation a plutôt été une bonne chose, que le mal est en nous-mêmes, qu’un peuple ayant généré des centaines de Présidents incapables et des milliers de Ministres, tous dans des conditions aussi diverses ne pouvait être que mauvais. L’Europe, enfin débarrassée du poids de sa lancinante culpabilité, pouvait enfin respirer un bol immense d’air frais, satisfaite d’avoir réussi la plus grosse imposture de tous les temps!

La situation de notre pays n’est pas liée à notre mauvaise gouvernance qui n’est qu’un facteur aggravant, mais à des facteurs extérieurs liés à notre mauvaise insertion dans l’économie internationale. Les emprisonnements n’y feront absolument rien et l’éradication de la corruption demande l’élimination des causes qui l’ont générée.

- Pour cela, la première mesure consiste à identifier clairement les postes politiques à réserver de manière exclusive aux politiciens de métier, afin d’empêcher les fonctionnaires nommés d’utiliser les ressources publiques pour se fabriquer artificiellement un profil de politicien.

- La seconde mesure consiste à restaurer les plans quinquennaux, seul instrument de bonne gouvernance dans un pays sous-développé. En programmant les projets dans le temps et dans l’espace, le Plan exprime de manière harmonieuse et cohérente la prise en compte des préoccupations des uns et des autres et rassure chaque segment que la Communauté Nationale préserve ses intérêts et que les pouvoirs publics s’engagent à les respecter. Il fournit à la Nation un instrument radical et objectif d’évaluation de l’action publique, par simple comparaison entre les réalisations et les prévisions. Il évite les permanentes discontinuités dues aux changements de régimes, démocratiques ou non et aux modifications de l’organigramme gouvernemental qui s’accompagnent d’une redéfinition des missions, sans que la connexion avec les opérations déjà engagées soit clairement établie. Il introduit enfin des critères clairs d‘évaluation des résultats ce qui oblige les gestionnaires à chercher des collaborations compétentes et non des réseaux d‘allégeance.

- Évidemment tout cela passe par l’instauration de la Monnaie Binaire, mécanisme le plus efficace pour restaurer le biotope détruit, ainsi que d’autres mesures telles qu’une meilleure gestion du patrimoine mobilier de l’État.