Opinions of Friday, 5 December 2025

Auteur: Mbanga Kack

Affaire Anicet Ekane: Haman Mana revient à la charge en relayant une tribune de Mbanga Kack

Irréductible jusqu’au dernier souffle, Anicet Ekanè aura traversé la scène politique comme un éclat de silex : tranchant, incandescent, indomptable. Militant révolutionnaire des causes justes, figure des luttes sociales, des « 9 disparus de Bépanda » au dossier AES- Sonel, du combat pour le multipartisme aux côtés de Me Yondo Black jusqu’à la création de CAP Libertés. Le président du MANIDEM s’en va comme il a vécu : debout. Et c’est dans le panthéon des irréductibles, aux côtés d’Um Nyobè, Moumié, Abel Kingue, Ossende Afana ou Ernest Ouandié, qu’il rejoint désormais sa véritable famille politique.

Il y a des trajectoires qui naissent dans la fureur du monde, comme si l’histoire se chargeait elle-même de façonner le destin d’un homme. Celle d’Anicet Ekanè commence le 17 avril 1951 à Douala, mais c’est à Bafoussam, un certain jour de janvier 1971 qu’un jeune élève du collège Libermann voit sa vie basculer. Sur la place publique, Ernest Ouandié est exécuté. L’enfant regarde. L’adulte nait. Le déclencheur d’une vocation politique que rien, jusqu’à la fin, ne parviendra à éteindre.

L’écolier de Douala deviendra étudiant à Lille, militant à l’âme intraitable, nourri aux écrits et aux légendes des fondateurs de l’UPC (Union des populations du Cameroun) : Um Nyobe, Moumié, Ossende Afana, Abel Kingue… Et Ouandié, qu’il a vu « sur le poteau d’exécution ». A Lille, il s’affirme au sein de l’UNEK (Union nationale des étudiants du Kamerun), s’y forge une réputation de franc-tireur qui plie difficilement l’échine. Grand admirateur des pères fondateurs de l’UPC, il se définit déjà comme un homme pour qui la vérité précède la prudence.
« Kai Chegue », le clandestin devenu tribun.

Nous sommes en 1983, l’UPC se déchire en exil. Dans le débat interne, une confrontation oppose deux lignes : Mongo Beti, pour qui « bonnet blanc, blanc bonnet », refuse tout soutien au nouveau régime Biya ; Woungly Massaga défend lui, la thèse d’un soutien conditionnel, en quatre points : reconnaissance de l’UPC, libération des prisonniers politiques, amnistie générale, élections libres. Ekanè tranche net. Pour lui, aucun compromis, Aucun pourparlers. Le combat continue.

Et parce qu’il ne conçoit pas la lutte à distance, il rentre au pays en 1983 dans le contingent des clandestins. Gaspard Mouen dit Maliga Um (la vérité d’Um en langue bassa), Martin Ebellè Tobbo dit Boubou Mahamat, Paul Mbanga Kendeck, Basile Louka, Dikoumè Mbondjo, Djoki Alexandre, Elisabeth Mendomo… Tous venus « se mettre au travail », tous promis tôt ou tard à la prison. C’est à cette époque qu’il adopte son nom de lutte : Kai Chegue. Dans la littérature clandestine, il signe Dahirou Baba et Ngamkeu. Le maquis a ses codes. Ekane les maitrise.

Mais l’homme ne se cache jamais vraiment. Dès 1973, il a adhéré à l’UPC. En 1974, le MANIDEM (Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et la démocratie) voit le jour autour de Mongo Beti, Woungly Massaga, Moukoko Priso et d’autres figures fondatrices. Ekanè y trouve une seconde maison politique. L’activiste transforme chaque débat en geste de conviction. On dit qu’il avait deux armes : le courage et le flair. Le premier parfois jusqu’à la témérité, le second presque prophétique. L’affaire des « 9 disparus de Bépanda » en 2001, en témoigne : Ekane la hisse au rang d’affaire nationale, puis d’affaire d’Etat. De même qu’il avait fait d’AES-Sonel un symbole de lutte populaire. Il savait sentir le politique dans le social, sentir la faille, et s’y glisser.

Le combattant au verbe clair

Quand les années 1990 s’ouvrent, il est déjà au cœur du bouillonnement. On le retrouve dans l’orbe de Me Yondo Black, à organiser la contestation démocratique.
Le 19 février 1990, il est arrêté. Le procès est un morceau d’histoire. Condamné à 4 ans de prison, 20 millions d’amende, déchéance des droits civiques, il traverse la BMM du CENER, la BMM de Yaoundé, la prison de Batouri, puis Yokadouma, puis Edéa. Six mois de souffrance. Et pourtant, à sa sortie le 14 août 1990, après la grâce présidentielle, il reprend aussitôt le combat. Comme si la prison n’était qu’une halte nécessaire.

Lors du congrès de Bamougoum en 1991, il devient secrétaire national à la coordination et porte-parole de l’UPC- Manidem. Initiateur des cartons rouges, animateur des villes mortes, acteur décisif de la coalition de l’Union pour le changement 1992 aux côtés de John Fru Ndi. Et bien sûr, du comité d’action CAP- Libertés, créé par lui après la libération de Célestin Monga.

Il aimait croiser le fer. Avec élégance parfois, avec pugnacité toujours. Avec des alliés, mais aussi avec des adversaires farouches, qu’il fréquentait sans complexe. « C’était une façon de croiser le fer avec ses adversaires au sens noble du terme » dira un compagnon.

Ekanè n’avait pas de cloisons : il discutait avec tout le monde, hauts cadres, ministres, militaires, anciens du collège Libermann. Certains y voyaient de l’ambigüité. D’autres, ceux qui l’ont vraiment connu, parlaient simplement d’un homme « qui n’a jamais cessé de croire au contradictoire ».

« Le cadavre ne craint pas le cercueil » disait-il. Son humour acerbe faisait le reste. Sur un plateau de télévision il lance un jour : « Il y a un proverbe chez nous qui dit que le cadavre ne craint pas le cercueil…Qu’ils réservent quelques places à la morgue ». Le public rit, l’Etat grimace. L’opposant, lui, exulte. La punchline deviendra un classique.

Et puis, il, y eut l’ultime séquence, celle de la crise postélectorale de 2025. Arrêté, transféré au SED (Secrétariat d’Etat à la Défenses), malade. Il exige que ses auditions se poursuivent uniquement « en présence de Monsieur Biya, Atanga Nji, Clément Atangana ». Comme un dernier bras de fer, la tête haute, même affaibli. Lors de son audition il déclare encore : « Je suis et resterai un nationaliste… Je ne saurais être hostile contre ma patrie. » Des mots de fer. Des mots d’homme.

On se souvient aussi de ses paroles au tribunal militaire, déjà en 1990, face au président : « …avez-vous requis ma condamnation à partir d’instructions reçues ou à partir de votre seule conscience de magistrat responsable ? » Silence du commissaire du gouvernement. Leçon d’histoire.

Une vie menée tambour battant

Entre deux combats, Ekanè savourait la vie. Amateur de bonne chère, de bonne musique, adepte des grandes tables comme des discothèques, jamais sans amis, souvent avec des compagnons de lutte- même lorsque ces derniers n’étaient pas du même avis. Il savait rire, boire, danser, discuter jusqu’à pas d’heure.
Il était aussi ceinture noire d’aïkido, sportif discipliné, lecteur vorace, passionné de football. Son expression favorite ? « La politique c’est comme un vélo, il faut tout le temps pédaler sinon on tombe. »
Il aimait les belles tenues, les costumes taillés sur mesures, le jean cintré du dimanche. Port d’athlète, allure de tribun. Il soignait ses entrées, son image comme on respecte un public.

Et chaque année, il honorait un rendez-vous qu’il ne manquait pour rien au monde: la fête de l’Humanité. Même rentré au Cameroun, il s’y rendait avec son parti comme à un pèlerinage.

L’homme était aussi père de quatre enfants, fier de son fils prénommé Sankara, en hommage au révolutionnaire burkinabè qu’il admirait profondément.
Ces dernières semaines, la rumeur avait annoncé sa mort. Une fausse alerte. Puis l’inéluctable est arrivé.

Comme le dit le journaliste Daniel Anicet Noah : « La disparition tragique d’Anicet Ekanè marquera de manière indélébile l’histoire du débat contradictoire dans l’espace public au Cameroun. Immense perte. Sur la suggestion de Mbanga Kack, Anicet et moi avions lancé un chantier de rédaction de sa biographie ».

L’historien retiendra le militant infatigable. Les camarades se souviendront du stratège. Les adversaires, du redoutable débatteur. Le peuple, de l’homme libre.
Coïncidence cruelle, quelques semaines à peine après son acolyte Yondo Black, voici Ekanè qui s’en va.

Comme les siens avant lui- Um Nyobè, Moumié, Ouandié – il quitte ce monde sans avoir vu l’Afrique qu’il appelait de ses vœux : libre, souveraine, maitresse de son destin.

PPO (Porte-parole officiel), Kai Chegue, Dahirou Baba, Ngamkeu… Quels que soient les noms qu’il porta, un seul, lui restera : Anicet Ekane l’irréductible.