Dans une déclaration fracassante publiée le 12 octobre, "l'Union Pour le Changement 2025" proclame la victoire d'Issa Tchiroma Bakary à l'élection présidentielle et appelle le président sortant à "féliciter promptement le gagnant". Une annonce qui exacerbe les tensions dans un pays au bord de la crise.
DOUALA/YAOUNDÉ - L'opposition camerounaise a franchi le Rubicon. Dans un document officiel signé par Anicet Ekane et Djeukam Tchameni au nom de "l'Union Pour le Changement 2025", la coalition affirme que "le peuple camerounais a tranché" et proclame Issa Tchiroma Bakary vainqueur de l'élection présidentielle du 12 octobre avec un score oscillant "entre 60 et 80% dans plusieurs bureaux de votes".
La déclaration, rendue publique le jour même du scrutin depuis Douala, capitale économique du pays, qualifie l'ancien ministre de la Communication de "Candidat Consensuel du Peuple". Elle affirme que "la remontée des résultats venant des quatre coins du pays ainsi que de l'étranger annonce un verdict sans appel".
Ce communiqué intervient alors que les opérations de dépouillement sont encore en cours et qu'aucun résultat officiel n'a été publié par Elections Cameroon (Elecam), l'organisme chargé de la gestion du scrutin. Une initiative qui constitue précisément ce que le ministre de l'Administration territoriale Paul Atanga Nji a qualifié de "ligne rouge à ne pas franchir".
"Malgré la machine traditionnelle de fraude du parti Etat au pouvoir, Issa TCHIROMA BAKARY a infligé une défaite écrasante au candidat du RDPC", affirme le document. Cette déclaration frontale intervient dans un climat déjà explosif, marqué par des affrontements à Garoua entre forces de l'ordre et partisans de Tchiroma Bakary.
L'opposition va plus loin en appelant "le président sortant à adresser promptement ses félicitations au gagnant" et demande "aux autorités administratives et aux forces de défense et de sécurité, de respecter la volonté populaire". Un appel qui ressemble à une mise en demeure adressée tant au pouvoir qu'à l'armée.
"L'Union Pour le Changement 2025 appelle le peuple camerounais à rester mobilisé pour défendre vigoureusement sa victoire et à prendre en main son destin", conclut la déclaration. Ces mots, lourds de sens, peuvent être interprétés comme un appel à descendre dans la rue en cas de non-reconnaissance de cette victoire revendiquée.
Le document, rédigé en français et en anglais sous la devise "Paix-Travail-Patrie / Peace-Work-Fatherland" et le slogan "Union Pour le changement / Union for Change", porte le logo officiel de la République du Cameroun, une utilisation qui pourrait être considérée comme problématique par les autorités.
Cette proclamation unilatérale de victoire constitue une escalade majeure dans la crise post-électorale camerounaise. Elle fait fi des menaces du ministre Atanga Nji, qui a promis des poursuites contre quiconque publierait des résultats via des "plateformes illégales" et a évoqué un "casus belli".
Pour l'opposition, il s'agit clairement d'une stratégie visant à imposer un narratif de victoire avant que les autorités ne publient des résultats officiels potentiellement différents. En revendiquant des scores compris entre 60 et 80%, l'Union Pour le Changement 2025 se place dans une position où toute annonce d'une victoire de Paul Biya paraîtrait suspecte.
Les deux signataires, Anicet Ekane et Djeukam Tchameni, s'exposent personnellement aux foudres du pouvoir. En apposant leurs signatures sur ce document, ils deviennent les cibles prioritaires des menaces proférées par Paul Atanga Nji. Leur sort dépendra largement de la suite des événements et de la capacité de l'opposition à maintenir la pression.
Cette déclaration place le régime de Paul Biya devant un choix cornélien. Ignorer ce communiqué reviendrait à laisser le narratif de l'opposition s'imposer. Réagir par la répression risquerait d'embraser le pays. Publier rapidement des résultats favorables au président sortant exposerait le pouvoir à des accusations de manipulation encore plus crédibles.
À Yaoundé, les autorités n'ont pas encore réagi officiellement à cette déclaration. Mais dans les couloirs du pouvoir, la nervosité est palpable. L'audace de l'opposition dépasse ce qui avait été anticipé et force le régime à adapter sa stratégie en temps réel.
C'est à Garoua, fief d'Issa Tchiroma Bakary dans la région du Nord, que les tensions sont les plus vives. Les affrontements de samedi soir entre forces de l'ordre et partisans de l'opposant ont fait craindre une généralisation des violences. L'ancien ministre demeure sous étroite surveillance dans sa résidence, tandis que ses supporters refusent de se disperser.
La déclaration de victoire publiée depuis Douala pourrait mobiliser davantage de partisans dans les rues de Garoua et d'autres villes, créant ainsi un rapport de force favorable à l'opposition. C'est précisément ce scénario que redoutent les autorités.
Les chancelleries occidentales suivent avec attention cette escalade verbale. Plusieurs diplomates, sous couvert d'anonymat, reconnaissent que la stratégie de l'opposition est "audacieuse mais risquée". "S'ils ont raison sur les chiffres, ils auront gagné la bataille de la communication. S'ils se trompent, ils perdront toute crédibilité", analyse un ambassadeur européen en poste à Yaoundé.
L'Union africaine, qui a appelé au calme et au respect du processus électoral, n'a pas encore commenté cette déclaration. Mais l'organisation panafricaine se trouve dans une position délicate, tiraillée entre le respect de la souveraineté des États et la nécessité de défendre la démocratie.
Le Cameroun entre dans une période critique. Si Elecam publie des résultats conformes aux revendications de l'opposition, le pays pourrait connaître une transition historique. Si l'organisme électoral annonce la victoire de Paul Biya, la confrontation paraît inévitable.
Des rumeurs de coup d'État circulent déjà dans la capitale, alimentées par des mouvements inhabituels de troupes et le silence troublant de la hiérarchie militaire. Le spectre du Gabon, où l'armée avait renversé Ali Bongo Ondimba en août 2023 après une élection contestée, plane sur Yaoundé.
L'opposition camerounaise a choisi l'offensive. En revendiquant la victoire avant toute annonce officielle, elle a placé le régime au pied du mur. Les heures qui viennent diront si cette audace était visionnaire ou téméraire. Une chose est certaine : le Cameroun ne sera plus jamais le même après le 12 octobre 2025.