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Actualités of Wednesday, 10 August 2022

Source: www.bbc.com

Les oligarques russes sanctionnés profitent d'une faille dans le dispositif de confidentialité britannique

Des oligarques russes sanctionnés appartenant au cercle intime de Vladimir Poutine Des oligarques russes sanctionnés appartenant au cercle intime de Vladimir Poutine

Par James Oliver, Nassos Stylianou, Will Dahlgreen, Steve Swann
Équipe Journalisme de données de BBC News et BBC Panorama

Des oligarques russes sanctionnés appartenant au cercle intime de Vladimir Poutine ont exploité une faille dans le dispositif secret britannique laissée ouverte par le gouvernement.

Arkady et Boris Rotenberg - partenaires de judo du président russe - ont utilisé un type de société qui n'était pas tenu d'identifier ses véritables propriétaires.

Les ministres ont reconnu que ces sociétés, connues sous le nom de English Limited Partnerships (ELP), ont également été utilisées par des criminels.


Une enquête conjointe de la BBC et de Finance Uncovered a découvert des preuves reliant un certain nombre d'ELP à la fraude, au terrorisme et au blanchiment d'argent.


En 2016 et 2017, le gouvernement a introduit des mesures qui ont obligé presque toutes les entreprises britanniques à identifier leurs véritables propriétaires. Les ELP n'étaient pas concernées par ces nouvelles lois sur la transparence.


Depuis, plus de 4 500 d'entre elles ont été créées.


La BBC a collaboré avec Finance Uncovered pour analyser des documents ayant fait l'objet de fuites et des milliers de dossiers d'entreprises qui montrent comment les ELP sont devenues un moyen d'échapper aux lois anti-blanchiment exigeant la divulgation des propriétaires réels ou des personnes exerçant un contrôle significatif sur les entreprises britanniques.


Les ELP sont légitimement utilisées dans l'immobilier, les investissements et les fonds de pension - elels présentent des avantages fiscaux, par exemple, et le risque encouru par les investisseurs est limité.

Contrairement à la plupart des sociétés, les ELP n'ont pas d'identité juridique distincte.

Selon le gouvernement, cela signifie qu'elles ne peuvent pas posséder d'actifs, qu'elles n'ont pas de bénéficiaire effectif et qu'elles ne peuvent pas légalement ouvrir de comptes bancaires en leur nom propre.


Mais notre enquête a permis de trouver des documents identifiant les bénéficiaires effectifs des ELP, et des preuves de leur utilisation pour ouvrir des comptes bancaires et faciliter la criminalité financière.

Selon Graham Barrow, expert en criminalité financière, les ELP sont également "vulnérables aux abus" en raison du peu d'informations sur leur activité qu'elles sont tenues de rendre publiques.


Nos données montrent que le nombre de nouvelles ELP mises en place a augmenté de 53 % depuis 2017.


"J'aimerais pouvoir être choqué par l'ampleur de tout cela, mais je ne le suis absolument pas. Je suis juste déprimée et frustrée", déclare Helena Wood, responsable du programme britannique sur la criminalité économique au Royal United Services Institute.

L'enquête révèle également :



  • Des documents divulgués montrent que les ELP étaient commercialisées comme une "solution alternative" pour éviter les lois sur la transparence.

  • Cinq sociétés seulement, connues sous le nom d'agences de formation, ont été responsables de 1 500 ELP, dont des centaines listées à des adresses enregistrées, y compris une au-dessus d'un bar à burritos du centre de Londres.

  • Un céramiste suisse de 71 ans, utilisé dans les documents officiels pour dissimuler les véritables propriétaires de sociétés britanniques, était le signataire de plus de 160 ELP.

  • Des agents du FBI enquêtant sur l'attentat du marathon de Boston ont examiné une ELP enregistrée à une adresse qui abrite actuellement un salon de coiffure à Bristol.

Plus de 4 500 ELP ont été créées au cours des cinq années qui ont suivi l'entrée en vigueur des nouvelles lois sur la transparence.

Au cours des cinq années précédant 2017, 2 950 ont été créées.


Nous avons établi que parmi ceux qui profitent du secret desELP, on trouve des membres du cercle intime du président Poutine.

Il s'agit des frères Arkady et Boris Rotenberg qui ont fait l'objet d'une enquête d'une commission du Sénat américain en 2020.

Celle-ci a déclaré qu'ils avaient exploité un réseau mondial de sociétés écrans pour échapper aux sanctions américaines imposées après l'annexion de la Crimée en 2014. Ces sociétés ont été utilisées pour acheter des œuvres d'art d'une valeur de plusieurs millions de dollars.

L'une de ces sociétés était une ELP. Sinara Company LP a été créée en janvier 2017 et a indiqué son principal établissement à une adresse située à deux pas d'Oxford Circus, à Londres.

Elle prétendait être impliquée dans les "services de tourisme et de billetterie".

Entre juillet 2017 et juin 2018, elle a envoyé "14 virements par tranches de 9 500 dollars (6 116 370 FCFA) pour un total de 133 000 dollars" (85 598 465 FCFA) à un conseiller artistique qui, selon le rapport du Sénat, "facilitait les achats pour les Rotenberg".

En vertu de la loi britannique, il n'est pas obligatoire de révéler qui était derrière Sinara, qui a été dissoute en 2019.


"C'est un scandale que des gens comme les Rotenberg, qui ont été sanctionnés en Amérique pendant des années, aient quand même pu utiliser des structures d'entreprise britanniques pour faire sortir leur argent de Russie par le biais de ces structures et le dépenser ensuite à volonté", déclare la députée travailliste Dame Margaret Hodge, qui préside un groupe parlementaire sur la fiscalité et la corruption.


La BBC a tenté de contacter les Rotenberg, mais n'a pas reçu de réponse.


La plupart des sociétés en commandite sont créées par des agents de constitution de sociétés - ou présentateurs - qui fournissent une adresse enregistrée et un soutien administratif.


La BBC et Finance Uncovered ont constaté que sur les 4 500 ELP formées depuis 2017, une sur quatre a été créée par seulement cinq agences basées au Royaume-Uni.


Ces agences ont des antécédents dans la création de sociétés britanniques anonymes pour des clients d'Europe de l'Est et de l'ancienne Union soviétique.

Certaines de ces sociétés qu'elles ont constituées ont également été liées à des crimes financiers, notamment le blanchiment d'argent.

Les registres des sociétés montrent que la plus prolifique de ces agences est LAS, dirigée par Elena Dovzhik, une comptable anglo-russe, et sa partenaire commerciale lettone Ineta Utināne.

Ces femmes d'affaires basées au Royaume-Uni ont gagné des millions avec LAS, dont les activités comprennent la création et l'administration de centaines de sociétés britanniques anonymes pour des clients basés en Europe de l'Est et en Asie centrale.


Un certain nombre de sociétés associées à LAS ont ensuite été impliquées dans des activités criminelles.

L'une d'entre elles, Always Efficient LLP, une société enregistrée à une adresse londonienne fournie par LAS, s'est avérée être derrière BTC-e, le plus grand échange de bitcoins en langue russe.

L'échange a été fermé en 2017 par le ministère de la Justice américain en relation avec des allégations de blanchiment d'argent.


L'année dernière, le site fazze.com, qui utilisait une adresse de contact de LAS, aurait mené une campagne de désinformation coordonnée par la Russie sur les vaccins, affirmant que le vaccin d'AstraZeneca transformerait les patients en chimpanzés.


LAS a signalé à la BBC qu'elle avait "mis fin" à ses services à Always Efficient LLP "en 2017 en raison de leur violation de nos conditions générales".


En ce qui concerne fazze.com, LAS dit : "cela pourrait être une utilisation illégale et non autorisée de nos services d'adresses car nous ne détenons pas de détails exacts ou similaires dans notre base de données historique."


LAS était également responsable de la mise en place d'un nombre énorme d'un autre type de société britannique appelé Scottish Limited Partnerships (SLP).

Une enquête menée en 2017 par Bellingcat, a révélé que LAS était le "présentateur unique le plus prolifique de SLP entre 2015 et 2017".


À l'époque, les SLP n'avaient pas à divulguer leurs véritables propriétaires.

Mais après qu'elles aient été liées à plusieurs reprises à de grands scandales internationaux de blanchiment d'argent, le gouvernement britannique a modifié la loi pour qu'elles soient obligées de fournir des informations sur ceux qui, en fin de compte, les possédaient ou les contrôlaient.

Presque immédiatement, le nombre d'enregistrements a chuté de près de la moitié.

Après ce changement dans la loi sur les SLP, des documents divulgués par la BBC montrent que LAS a porté son attention sur les ELP.


Dans une mise à jour envoyée par courriel aux clients le 18 mai 2017, sous le titre "Solutions alternatives", LAS a proposé les ELP comme "une issue et un substitut aux partenariats écossais".


Le document, découvert dans les Pandora Papers, une fuite de données obtenue par le Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), poursuit : "pour l'instant, les privilèges de ce type de partenariat sont qu'ils ne sont pas et ne seront pas soumis aux lois de la divulgation d'informations sur les personnes qui les contrôlent."


Maintenant, notre enquête a découvert l'implication d'un certain nombre d'ELP associées à LAS dans des activités criminelles présumées.


Il s'agit notamment de sociétés, détenues par ELP Donnea Business LP, qui ont été accusées d'évasion fiscale en Ukraine et d'une autre ELP appelée Cosalima Trade LP contrôlée par un homme d'affaires russe recherché par les autorités russes pour une fraude de 5 millions de livres.


La patronne de LAS, Elena Dovzhik, explique : "nous sommes conscients qu'il y a plusieurs années, nous avons déposé des documents d'enregistrement pour certaines sociétés qui ont finalement été accusées d'activités illégales, mais ces informations n'étaient pas à notre disposition avant (l')enregistrement."


"Nous (n'avons) jamais été impliqués dans les activités commerciales de nos anciens clients et n'avons fait qu'aider nos sociétés clientes dans le processus de création de leur société, les services de réexpédition du courrier, (et) les dépôts statutaires".


"Nous n'avons jamais soutenu aucune sorte de fraude ou d'activités illégales."


Elle explique que son entreprise a "renforcé la diligence raisonnable pour tous ses clients internationaux" et que "si l'un de nos clients nous est signalé comme étant soupçonné d'être impliqué dans des activités illégales... les services sont interrompus avec effet immédiat".


Donnea Business LP et Cosalima Trade LP étaient toutes deux enregistrées à des adresses fournies par LAS à Londres.


Cosalima Trade LP était enregistrée au deuxième étage du 6 Market Place, dans des locaux situés au-dessus d'un bar à burritos non lié à l'entreprise, à Fitzrovia, dans le centre de Londres.

Cette adresse abrite environ 800 entreprises actives. C'est l'une des adresses les plus fréquemment utilisées par les ELP dans le pays. Au cours des cinq dernières années, plus de 240 ELP y ont été enregistrés.


Un bout de papier inséré dans un bouton de l'interphone ne mentionne qu'une seule société à cette adresse - 1000 Apostilles Ltd, qui appartient à Ineta Utināne de LAS.


LAS indique que son "bail pour le 6 Market Place a expiré au cours de cette année".


Une autre adresse populaire pour les ELP n'est pas à Londres mais à Bristol.

Le 1 Straits Parade, dans le quartier de Fishponds, est aujourd'hui un salon de coiffure turc.


C'est également une adresse utilisée par Arran, un autre agent de formation, pour créer des sociétés britanniques, dont 197 ELP


Les sociétés enregistrées à cette adresse ont été liées à des affaires de corruption, de fraude et d'autres délits financiers.


Notre enquête a permis de découvrir que Rivelham LP, une ELP qui y a été enregistrée en 2013, a également été signalée lors de l'enquête du FBI sur l'attentat du marathon de Boston en 2013 aux États-Unis.


Rivelham LP a été identifiée dans des rapports d'activités suspectes produits par la Deutsche Bank et remis aux agents fédéraux dans le cadre de l'enquête sur les transactions financières associées aux responsables de l'attentat.


Les rapports, issus d'une fuite de rapports d'activités suspectes déposés auprès du Trésor américain, connus sous le nom de FinCEN Files, n'identifient pas le propriétaire de l'ELP, mais ils enregistrent son implication dans 116 transactions suspectes totalisant plus de 7,3 millions de dollars (4 695 225 700 FCFA) en un seul mois entre décembre 2012 et janvier 2013.


La BBC a tenté de contacter les propriétaires d'Arran mais n'a reçu aucune réponse.

Si des adresses comme 1 Straits Parade et 6 Market Place peuvent indiquer quelle agence de formation a été impliquée dans une ELP, elles ne donnent que peu d'indices sur qui se cache réellement derrière.


Si les noms des partenaires de l'ELP peuvent être trouvés sur les documents soumis à la Companies House, le plus souvent, il s'agit de sociétés anonymes constituées dans des pays comme le Belize et les Seychelles.


Et même les personnes qui signent les documents de ces sociétés ont peu de chances d'être les véritables propriétaires.


Il s'agit généralement de prête-noms, ou de signataires par procuration, payés pour signer des documents et qui ne savent généralement rien de ce que fait la société.


Un signataire par procuration prolifique est Ruth Neidhart, une Suissesse de 71 ans qui vit à Chypre. Elle travaille également comme artiste céramiste, fabriquant des poupées et des bijoux en porcelaine, et organise parfois des séances de peinture sur poterie pour les fêtes d'anniversaire des enfants.


Notre analyse des dépôts de Company House a révélé que depuis 2016, elle a signé des documents pour plus de 160 PEL mis en place par l'agence de création de sociétés pour laquelle elle a travaillé, IOS.


Mme Neidhart n'a pas répondu à l'invitation de la BBC à faire des commentaires.


L'enquête a également révélé que l'un des prête-noms les plus prolifiques du LAS est Alexandru Terna, un ressortissant roumain âgé d'une trentaine d'années qui vit à Londres.

M. Terna a signé les documents du registre du commerce pour au moins 306 PEL créés par le LAS pour des clients.


En réponse à des questions écrites de la BBC, M. Terna déclare que sa participation a été "organisée par LAS International" ou une société apparentée, "pour et au nom des propriétaires de toutes les sociétés individuelles, avec lesquelles nous avions des accords de services de fiduciaire/nominee".


"Nous n'avons jamais été impliqués dans le contrôle ou la gestion d'une quelconque société, mentionnée dans vos lettres", ajoute-t-il.


Les militants affirment que les révélations de la BBC sur les ELP montrent que la réforme des structures juridiques du Royaume-Uni est attendue depuis longtemps.


"Cela fait des années que nous mettons en garde le gouvernement contre ces problèmes de structures juridiques opaques", déclare Helena Wood, du groupe de réflexion Royal United Services Institute.


"La transparence est le meilleur désinfectant dit-on, et nous en avons besoin d'un seau avec ces English Limited Partnerships".


L'échec des gouvernements britanniques successifs à combler les principales lacunes des lois anti-blanchiment contraste avec les promesses faites par les hauts responsables politiques.


En 2014 déjà, le gouvernement a envisagé d'agir sur les ELP, mais n'a pas réussi à le faire. L'année suivante, le Premier ministre de l'époque, David Cameron, explique qu'il est déterminé à ce que le Royaume-Uni ne devienne pas "un refuge pour l'argent corrompu dans le monde entier".

Le gouvernement a reconnu en 2018 qu'il existait des risques posés par les sociétés en commandite et "des inquiétudes quant à leur utilisation abusive par des criminels suite à des scandales de blanchiment d'argent à grande échelle".


Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Boris Johnson a déclaré vouloir "ouvrir la poupée Matryoshka des sociétés appartenant à des Russes" pour révéler leurs véritables propriétaires.


Le gouvernement affirme qu'il n'a aucune preuve d'une utilisation abusive significative des ELP. Un porte-parole du gouvernement affirme : "le Royaume-Uni dispose déjà de certains des contrôles les plus stricts au monde pour lutter contre le blanchiment d'argent, et il est vital que nous continuions à améliorer notre gouvernance pour sévir contre les criminels qui abusent des entités corporatives britanniques."


"C'est pourquoi nous modernisons la loi régissant les sociétés en commandite britanniques par le biais de notre projet de loi sur la criminalité économique, qui renforcera les exigences d'enregistrement et améliorera la transparence - en veillant à ce que seuls ceux qui agissent dans le respect de la loi puissent rester sur le registre britannique."


Mais ces propositions ne semblent pas inclure la suppression de la faille de l'ELP qui exige la divulgation des véritables propriétaires ou des personnes exerçant un contrôle important sur les sociétés.

Conception : Erwan Rivault et Jana Tauschinski