L’auteur-réalisateur, producteur et monteur, Jean-Pierre Bekolo, a produit une tribune. Dans celle-ci, titrée « Les maux/mots du pouvoir : le dictionnaire de Méon », le Camerounais souligne des points importants liés à l’élection présidentielle de 2025.
Il est à la fois fascinant et inquiétant d’observer comment certains intellectuels camerounais, au détour de cette élection disputée entre Paul Biya et Issa Tchiroma, s’efforcent de produire, non sans peine, un discours conspirationniste déguisé en pensée critique. Sous couvert de « concepts » et d’analyse, ils s’emploient à justifier l’injustifiable et à diaboliser toute forme de pensée libre, notamment celle qui appelle à une véritable alternance démocratique au Cameroun.
Au centre de ce dispositif se trouve Mathias Éric Owona Nguini, alias Méon, véritable chef d’orchestre de cette novlangue du pouvoir. Un génie, certes — mais un génie domestiqué. Il crée de nouveaux mots, invente des concepts, cartographie à travers le langage qui doit être considéré comme l’ennemi de l’État. Il se fait onomaturge, c’est-à-dire dramaturge des mots. Mais depuis qu’il a prêté allégeance au régime, sa créativité tourne à vide : il peine à produire une pensée cohérente, car il s’est mis au service de moins intelligents que lui.
Il existe chez Méon un véritable bestiaire linguistique, un français touffu, souvent illisible, symptôme d’une servitude verbale. Son langage oscille entre le vieux vocabulaire de la répression coloniale et des formules savantes inventées pour donner un vernis intellectuel à la domination. Les anglophones, d’ailleurs, n’y comprennent rien — et c’est précisément le but. Cette langue ne cherche pas à éclairer : elle vise à domestiquer la pensée et à rendre suspect tout discours démocratique.
Sous cette « nouvelle langue du pouvoir », encore balbutiante, les mots changent de sens. Tout ce qui, ailleurs, relèverait de la démocratie devient ici une menace : ce qu’on appelle alternance démocratique, ils l’appellent complot. Ce qu’on appelle défendre le vote, ils le traduisent par appel à l’insurrection. Ce qu’on appelle critique, ils l’assimilent à subversion. Ce qu’on appelle solidarité des peuples pour la liberté, ils le travestissent en complot étranger. Ce qu’on appelle défense des valeurs démocratiques, devient manipulation des masses. Ce qu’on appelle manifester, ils le dénoncent comme envoyer les enfants mourir.
Ce glissement sémantique permet non seulement de criminaliser toute opposition et d’entretenir la peur, mais aussi d’inventer des ennemis avec des mots.
Méon s’est fait connaître par sa capacité à inventer des termes pour désigner ceux qui s’opposent au régime. Il les appelle les « tontinards », les « ntaahlibans », les « Talibabanas » — des mots inspirés du terme « Taliban », utilisés pour assimiler les citoyens critiques à des extrémistes religieux.
Chaque mot est une arme. Chaque étiquette, une balle symbolique tirée contre ceux qui osent soutenir, lors d’une élection, quelqu’un d’une tribu autre que celle de Paul Biya.
« Ntaahlibans » : partisans de Maurice Kamto, principal opposant démocrate, présentés comme fanatiques.
« Talibabanas » : soutiens d’Issa Tchiroma, ancien ministre devenu opposant, assimilés à des terroristes.
« Tontinards » : Bamiléké (une ethnie du Cameroun) favorables à Kamto, ridiculisés pour leurs pratiques d’épargne communautaire.
« Ambas » : désigne les anglophones des régions séparatistes, amalgamés aux rebelles (terme non inventé par Méon, mais intégré à son lexique).
En créant ces catégories, Méon permet au régime de diviser le peuple et se dote d’un vocabulaire prêt à servir en cas de répression ciblée, comme ce fut le cas contre les anglophones (« Ambas »), avec le soutien passif d’une partie de la population persuadée comme à l’époque de l’UPC que le régime est entrain de combattre le « désordre » alors qu’ils avaient des revendications politiques légitimes qui auraient pu être négociées autrement.
Cette diabolisation verbale s’étend aussi à l’élite et à l’étranger. Dans sa paranoïa lexicale, Méon classe désormais parmi les suspects tous ceux qui ont un lien avec l’Occident — autrement dit, presque toute l’élite camerounaise. Dans un pays où, après quarante-trois ans de Biya, il faut sortir du Cameroun pour exister, cette rhétorique fait du manque d’ouverture une vertu, et du pays une prison à ciel ouvert.
Son vocabulaire qui colle à chacun une étiquette trahit une logique de suspicion permanente : l’intelligentsia compradore : ceux qui osent penser avec le monde. Les classes occidentalisées : les supposés traîtres culturels. Les compradores : les élites serviles, catégorie où tout opposant finit classé.
On retrouve aussi, dans cette forteresse de mots : les puissances tutélaires, semper-métropolitaines, per-coloniales : vieilles formules pour désigner la peur du monde extérieur. Les puissances centrales du système-monde, les experts néo-françafricains, les forces métropolitaines françafricaines : un lexique de guerre froide recyclé pour défendre le statu quo.
Et comme toujours dans leur rhétorique, je parle de ces intellectuels à la solde du régime, le véritable ennemi vient toujours de l’extérieur. Quand le peuple se réveille, il faut accuser l’étranger : d’abord la France, à laquelle Paul Biya n’a pourtant cessé de faire allégeance en se proclamant « meilleur élève ». Aujourd’hui ils en font un Ibrahim Traoré parce qu’il n’aurait pas renouvelé les accords coloniaux dont on ne sait rien et dont il n’a jamais parlé…
Puis viennent désormais les Tchadiens et les Centrafricains supposés de l’opposant Issa Tchiroma et ses partisans Anicet Ekane et Djeukam Tchameni, accusés d’être les fauteurs de troubles dans les rues et planifiant une « insurrection ». Ainsi, selon cette logique absurde, les Camerounais n’ont pas de problème avec les 43 ans renouvelés frauduleusement de Paul Biya par le Conseil constitutionnel : seulement des infiltrés, des ennemis de l’extérieur.
La vraie question est celle-ci : de quel poids vont peser ces mots sur les maux actuels du pays ? Quel pouvoir aura véritablement cette sémantique sur l’avenir du Cameroun ? Ces inventions linguistiques permettront-elles au régime de Paul Biya de devenir ce pouvoir perpétuel que Méon dénonçait autrefois ?
Si une chose est certaine c’est que tant que ce dictionnaire du pouvoir ne sera pas réécrit, le mot « démocratie » au Cameroun restera un mot interdit.









