Jeune Afrique dévoile comment Yaoundé utilise l'Agence de régulation des télécommunications pour retarder l'arrivée du concurrent américain
Derrière les arguments sécuritaires officiels se cache une bataille économique féroce. Dans une enquête fouillée publiée ce dimanche, Jeune Afrique révèle les véritables enjeux de la résistance du gouvernement camerounais face à Starlink : protéger les investissements colossaux des opérateurs historiques et préserver des milliers d'emplois dans le secteur des télécommunications. Une stratégie de temporisation qui pourrait coûter cher aux Camerounais des zones rurales.
La première révélation majeure de l'enquête de Jeune Afrique concerne le rôle central confié à l'Agence de régulation des télécommunications (ART) dans cette bataille économique. Selon les sources du magazine, l'ART "s'est vue confier la tâche de mener une étude sur l'impact éventuel de l'application d'un tel service".
Mais Jeune Afrique lève le voile sur les véritables objectifs de cette étude : "L'objectif du régulateur est ainsi d'anticiper au maximum les éventuelles distorsions de concurrence qu'un tel service pourrait provoquer." En clair, il s'agit d'évaluer précisément la menace que représente Starlink pour les opérateurs déjà installés et de construire un cahier des charges suffisamment contraignant pour limiter cette menace.
Le magazine révèle que cette étude doit permettre au ministère des Postes et Télécommunications "de mieux affiner le cahier de charges à imposer à l'opérateur américain". Une formulation qui en dit long sur l'intention : il ne s'agit pas de faciliter l'entrée de Starlink, mais bien de l'encadrer étroitement pour protéger l'existant.
"On ne peut négliger les investissements réalisés" : l'aveu d'un haut fonctionnaire
L'enquête de Jeune Afrique contient une déclaration particulièrement éclairante d'un haut fonctionnaire du secteur des télécommunications, qui assume sans détour les motivations économiques de cette politique de prudence : "L'on ne peut négliger les importants investissements réalisés par les opérateurs déjà installés, ainsi que les pertes de revenus et d'emplois qu'une telle introduction peut entraîner."
Cette franchise, rapportée par Jeune Afrique, confirme que les préoccupations économiques pèsent au moins autant que les arguments sécuritaires dans la décision de freiner Starlink. Le magazine met ainsi en lumière un arbitrage délicat pour le gouvernement : d'un côté, améliorer la connectivité dans les zones non couvertes ; de l'autre, protéger les revenus des opérateurs historiques et les emplois qu'ils génèrent.
Bien que l'article de Jeune Afrique ne détaille pas précisément les montants en jeu, le magazine rappelle opportunément, par un renvoi vers un précédent article, "Comment Orange a doublé MTN au Cameroun", soulignant l'intensité de la concurrence déjà existante entre les opérateurs historiques.
Ces géants des télécommunications ont investi des sommes colossales dans le déploiement d'infrastructures terrestres : antennes relais, câbles de fibre optique, centres de données, réseau de distribution. L'arrivée de Starlink, avec sa technologie satellitaire qui contourne toutes ces infrastructures coûteuses, représente une menace existentielle pour leur modèle économique, particulièrement dans les zones rurales où la rentabilité des investissements est déjà fragile.
Jeune Afrique met ainsi en lumière le dilemme du gouvernement : comment ne pas décourager les futurs investissements des opérateurs historiques tout en permettant aux populations mal desservies d'accéder à internet haut débit ?
L'enquête de Jeune Afrique révèle la stratégie en deux temps élaborée par Yaoundé pour gérer cette équation complexe. Dans un premier temps, Starlink serait autorisé à opérer uniquement en B2B (business to business) : "Yaoundé suggère dans un premier temps au fournisseur d'internet par satellite (...) d'entamer ses activités en proposant seulement ses services aux autres opérateurs, aux entreprises et aux administrations."
Cette approche, révèle le magazine, présente un double avantage pour le gouvernement : elle permet de tester la technologie Starlink dans un cadre contrôlé, tout en évitant une concurrence frontale avec MTN et Orange sur le marché de masse. Les opérateurs historiques pourraient même devenir clients de Starlink pour améliorer leur couverture dans les zones difficiles, transformant ainsi un concurrent potentiel en fournisseur de solutions.
Ce n'est que "dans un second temps, après l'installation de la station maîtresse" exigée par les autorités, que Starlink pourrait déployer son modèle "direct-to-device" grand public, révèle Jeune Afrique. Un calendrier volontairement flou qui pourrait repousser de plusieurs années l'accès direct des Camerounais aux services de l'opérateur américain.
L'un des aspects les plus surprenants révélés par Jeune Afrique concerne l'expansion informelle de Starlink malgré l'interdiction officielle. "Ce préalable n'empêche toutefois pas l'extension informelle de la solution de Starlink dans les villes camerounaises, surtout à Douala et à Yaoundé, en dépit de l'interdiction décrétée en avril 2024", écrit le magazine.
Jeune Afrique dévoile l'existence d'un véritable réseau parallèle : "Des acteurs locaux, opérant en franchise, continuent d'importer et d'installer le dispositif dans les quartiers, tout en permettant à leur clientèle de régler leurs factures en devises, en fonction des pays de rattachement où le fournisseur opère déjà."
Cette situation crée un paradoxe savoureux : pendant que le gouvernement négocie âprement avec Starlink pour protéger les opérateurs historiques, ces mêmes opérateurs perdent déjà des clients au profit du marché noir de Starlink. Le magazine cite la saisie le 12 décembre de "dix modems Starlink par les douanes camerounaises, à une vingtaine de kilomètres de la capitale", qualifiant cet épisode de "dernier d'une longue série".
Les révélations de Jeune Afrique sur la persistance du marché noir malgré l'interdiction d'avril 2024 interrogent sur l'efficacité de la stratégie répressive. Si les douanes multiplient les saisies, elles ne semblent pas parvenir à endiguer le flux d'équipements Starlink entrant sur le territoire camerounais.
Cette situation suggère une demande importante et insatisfaite pour les services de Starlink, particulièrement dans les grandes villes où, paradoxalement, la couverture des opérateurs traditionnels est pourtant meilleure. Jeune Afrique ne l'explique pas explicitement, mais on peut supposer que la qualité et la fiabilité supérieures de Starlink justifient, pour certains clients, le surcoût et les risques liés à l'utilisation d'un service non autorisé.
174 millions d'Africains connectés... sans les Camerounais
L'enquête de Jeune Afrique place les atermoiements camerounais dans un contexte continental édifiant. Le magazine rappelle que le 16 décembre, Starlink a noué un partenariat avec Airtel Africa pour déployer sa solution "Starlink Direct-to-Cell" dans 14 pays africains, dont le Tchad, la RDC, Madagascar, le Nigeria, la Zambie et l'Ouganda.
"La solution doit permettre dès 2026 de toucher 174 millions d'utilisateurs, principalement installés dans des zones terrestres non couvertes par le réseau", révèle Jeune Afrique. Pendant que ces pays embrassent la révolution Starlink, le Cameroun reste sur la touche, ses habitants des zones rurales continuant de subir une connectivité défaillante ou inexistante.
Si Jeune Afrique ne le formule pas explicitement, les données de son enquête permettent de mesurer le coût social de la politique camerounaise. En privilégiant la protection des revenus des opérateurs historiques sur l'amélioration de la connectivité rurale, le gouvernement prive potentiellement des millions de Camerounais d'un accès à internet haut débit.
Cette connectivité n'est pas un luxe : elle conditionne l'accès à l'éducation en ligne, aux services de santé numériques, aux opportunités économiques du e-commerce et du télétravail. Chaque année de retard dans le déploiement de Starlink représente autant d'opportunités perdues pour les populations des zones enclavées.
Les révélations de Jeune Afrique posent finalement une question fondamentale : existe-t-il un équilibre possible entre la protection de l'écosystème télécom existant et l'innovation technologique portée par Starlink ? Ou s'agit-il d'un choix binaire entre deux modèles incompatibles ?
Pour l'heure, le gouvernement camerounais semble parier sur une troisième voie : un déploiement progressif et contrôlé qui permettrait une adaptation graduelle des opérateurs historiques. Mais le développement du marché noir révélé par Jeune Afrique suggère que cette stratégie pourrait simplement aboutir au pire des deux mondes : des opérateurs fragilisés malgré tout, et une population qui accède à Starlink dans des conditions non régulées et potentiellement dangereuses.
Le temps dira si la prudence de Yaoundé était une sage précaution ou une occasion manquée. Pour l'instant, les négociations se poursuivent, l'ART poursuit ses études, et les Camerounais attendent. Pendant ce temps, leurs voisins tchadiens, congolais et nigérians se préparent à surfer sur la vague Starlink dès 2026.









