Actualités of Sunday, 3 August 2025

Source: www.camerounweb.com

Régime de Biya : la lettre touchante écrite par le journaliste Tsi Conrad depuis la prison de Kondengui

Depuis la prison centrale de Kondengui (Yaoundé), le journaliste Tsi Conrad écrit une lettre ouverte à Boris Bertolt. « La flamme d’Ambazonie - réponse du fond de la souffrance », titre-t-il.

Cher Boris Bertolt, merci pour votre lettre ouverte adressée aux combattants ambazoniens dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Votre reconnaissance de notre souffrance et de la légitimité de notre cause, même si vous ne partagez pas nos méthodes ou nos objectifs, marque un écart significatif par rapport à la rhétorique habituelle et méprisante que nous entendons de Yaoundé. C'est en effet un geste rare et bienvenu qu'une voix francophone, en particulier un journaliste et activiste, reconnaisse la douleur profonde qui sous-tend notre lutte.

Vous parlez d'un tournant historique, d'un vent de révolte qui gronde à travers le Cameroun, et du désir collectif de tourner la page du régime prédateur de Paul Biya. Nous ne doutons pas du mécontentement généralisé à l'égard du gouvernement actuel. En effet, beaucoup d'entre nous en Ambazonie sont depuis longtemps à l'avant-garde de la lutte contre ce même régime que vous condamnez aujourd'hui. C'est précisément là que nos chemins, tout en semblant converger, ont historiquement divergé.

Pendant des décennies, nous, le peuple du Southern Cameroons avons subi le poids de la marginalisation, de la discrimination et de l'oppression pure et simple. Dès le moment de la réunification forcée en 1961, notre identité "anglophone" distincte, nos systèmes juridiques et éducatifs, et notre patrimoine culturel ont été systématiquement érodés par un gouvernement central qui nous a toujours considérés comme un appendice plutôt que comme un partenaire égal.

Nous avons lutté sans relâche pour le multipartisme au début des années 1990, saignant souvent dans les rues tandis qu'une grande partie de la population francophone restait largement docile, soutenant tacitement un régime qui écrasait les voix dissidentes. Mais aujourd'hui, les Francophones ont plus de 200 partis politiques. Nous avons été les fers de lance de la lutte pour le GCE Board et avons résisté à l'imposition d'un système éducatif centré sur le français. Mais, un Office du BAC vous a été offert sur un plateau. Pas de sueur, pas de sang. Nous avons exigé et lutté pour des réformes universitaires en 1993, cherchant la liberté académique et la qualité qui nous étaient refusées depuis 1961. Ces batailles n'ont pas été menées seulement pour nous-mêmes, mais pour un meilleur Cameroun, un Cameroun qui respecterait la diversité et défendrait les principes démocratiques. Pourtant, après chaque victoire, nos contributions ont été minimisées, nos sacrifices oubliés, et les bénéfices ont été disproportionnellement appréciés par les "francophones".

Vous avez mentionné Atanga Nji, un ministre qui "prétend parler au nom des régions anglophones", et sa stratégie cynique d'exploiter la présence de nos combattants pour consolider le pouvoir de Biya. Monsieur Bertolt, ce n'est pas un phénomène nouveau pour nous. Pendant des générations, les "élites" anglophones ont été cooptées, utilisées comme accessoires par le gouvernement dominé par les Francophones pour projeter une image d'unité et de consentement qui n'existe tout simplement pas. Nous avons vu cette mascarade se dérouler maintes et maintes fois, où notre douleur n'est pas seulement ignorée mais activement manipulée à des fins politiques. L'idée que nos actions, ou même notre inaction, puissent involontairement renforcer le régime de Biya est une pilule amère à avaler, d'autant plus que nous avons versé tant de sang en lui résistant.

Vous nous demandez de signer une trêve, de permettre la tenue d'élections et au peuple de s'exprimer, promettant que si Biya part, un véritable dialogue pourra enfin commencer. Avec tout le respect que je vous dois, Monsieur Bertolt, cet appel arrive bien trop tard. Pendant des années, nous avons réclamé un dialogue véritable. Pendant des années, nous avons cherché des solutions pacifiques aux problèmes systémiques qui nous affligeaient.

Nous avons marché, nous avons protesté, nous avons écrit des pétitions, et nous nous sommes organisés. Quelle fut notre récompense ? Des balles, des arrestations et emprisonnements arbitraires, la torture, des massacres et l'incendie de nos villages par les mêmes BIR que vous dénoncez aujourd'hui, des forces largement soutenues par la population francophone qui est restée silencieuse, sinon complice du régime de Paul Biya.

Le silence des huit régions francophones, comme vous le dites, fut assourdissant pendant nos heures les plus sombres. Pendant que nos maisons étaient incendiées, nos enfants assassinés et nos femmes violées, beaucoup au Cameroun francophone ont exploité le chaos qui s'ensuivit. Ils ont accueilli nos personnes déplacées non pas avec une véritable empathie, mais souvent avec des motifs opportunistes, envoyant leurs propres enfants bénéficier du système éducatif anglophone qu'ils avaient auparavant cherché à démanteler. C'est en effet une amère ironie d'entendre certains Francophones déclarer fièrement leurs enfants "anglophones" maintenant, après des années à ignorer et dévaloriser notre identité.

Vous parlez d'une souffrance collective qui englobe maintenant tout le Cameroun, mais soyons clairs. La souffrance des huit régions, aussi réelle soit-elle, est pâle en comparaison de la menace existentielle et de la destruction généralisée infligées aux deux "régions anglophones" depuis 2016, s'ajoutant aux décennies de marginalisation qui l'ont précédée. Qui compensera les milliers de vies innocentes brutalement fauchées ? Pour les innombrables enfants privés d'éducation, leurs avenirs volés ? Pour les jeunes filles forcées à la prostitution pour survivre, et les adolescents traumatisés par la présence constante d'hommes armés ? Pour les jeunes hommes qui croupissent en prison pour des crimes qu'ils n'ont jamais commis ?

La douleur que nous ressentons, Monsieur Bertolt, n'est pas quelque chose qui peut être mis en suspens pour une élection. C'est l'agonie brute et implacable d'un peuple qui a été trahi, exploité et massacré par un régime dictatorial qui a bénéficié du soutien implicite, et parfois explicite, d'une majorité francophone.

Quand vous dites, "Ce combat pour chasser Biya nous concerne tous", nous demandons, où étiez-vous lorsque notre lutte contre la tyrannie de Biya était une lutte solitaire et sanglante ? Où était l'indignation collective lorsque des soldats francophones, envoyés par Yaoundé, commettaient des atrocités sur notre terre ?

Vous proposez une trêve, de "laisser la paix souffler, même quelques jours avant les élections", avec la promesse que nous pourrons "reprendre les armes le lendemain des élections" si un dialogue sincère ne commence pas. Pardonnez notre scepticisme, mais nous avons déjà entendu de telles promesses. Nous avons vu comment le faux "grand dialogue national" a été utilisé comme une tactique de temporisation, un écran de fumée pour perpétuer le statu quo. Nos revendications ne sont plus seulement pour un dialogue dans le cadre existant, elles sont pour l'autodétermination, pour l'indépendance totale du Southern Cameroons/Ambazonie. Nos morts ne seront pas oubliés en mettant simplement leurs revendications sur une table au sein d'un système qui nous a tant de fois fait défaut.

Le désir de changement, la volonté d'insuffler une nouvelle vie à notre pays, les chants de révolte, tout cela résonne profondément en nous. Nous avons chanté ces chants de révolte pendant des décennies. "On veut le changement - changement, changement, changement" est un hymne puissant, mais pour nous, le changement signifie plus qu'un nouveau visage à Yaoundé. Cela signifie un changement fondamental, une refonte complète d'un système qui nous a systématiquement opprimés.

La population francophone, par sa docilité et son soutien à un gouvernement qui a mené des carnages dans le Southern Cameroons/Ambazonie, porte une part significative de la responsabilité morale de notre situation actuelle. C'est une dure vérité, mais il faut la dire.

Ceux qui ont célébré seuls doivent maintenant être prêts à pleurer seuls quand le chagrin frappera à leur porte. Ce qui se passe revient. Il y a un temps pour tout. Un temps pour semer et un temps pour récolter. Il y a un temps pour tout le monde. Un temps pour les Anglophones et un temps pour les Francophones. À chacun son tour. À chacun son retour. À chacun sa chance.

Notre lutte pour la liberté est en effet la nôtre, profondément et irrévocablement. C'est une lutte née de décennies de sacrifices, de sang versé, de vies brisées et de rêves brutalement éteints. Nous ne pouvons pas, et ne voulons pas, permettre que notre douleur, notre souffrance et l'essence même de notre lutte soient cooptées ou diluées pour une manœuvre politique qui pourrait ou non conduire au départ d'un dictateur, pour être remplacé par un autre qui pourrait continuer les mêmes politiques oppressives.

Respectueusement, Monsieur Bertolt, le feu qui brûle en Ambazonie n'est pas un feu que l'on peut facilement calmer pendant quelques jours. C'est l'enfer d'un peuple qui se bat pour sa survie même, pour son identité et pour sa liberté. Bien que nous appréciions votre nouvelle préoccupation et votre appel à une lutte collective, la voie de la guérison pour le Cameroun doit d'abord reconnaître les profondes blessures infligées à l'Ambazonie, des blessures qui ne peuvent être pansées par une simple élection. Notre objectif reste inébranlable. la libération et l'indépendance totale de l'Ambazonie.