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Actualités of Samedi, 6 Octobre 2018

Source: lexpress.fr

Paul Biya, un fantôme omnipotent

Sauf tsunami, il sera réélu ce dimanche à la tête d'un pays fragilisé Sauf tsunami, il sera réélu ce dimanche à la tête d'un pays fragilisé

Pour lui, ce sera le septième mandat. Pour son pays, le Cameroun, certes pas le septième ciel. Lui ? Paul Biya, 85 ans, dont 36 aux manettes. Sauf séisme d'anthologie, le sortant s'octroiera, à la faveur du scrutin présidentiel de ce dimanche 7 octobre, un nouveau... septennat. Le sept, nombre sacré, nombre magique dans l'esprit, empreint de mysticisme, de l'indétrônable locataire du palais d'Etoudi, à Yaoundé ; mais pas nécessairement aux yeux de ses 23 millions de sujets.

Face au monarque élu, non pas sept, mais huit challengers, dont trois sortent du lot : Joshua Osih, candidat du Social Democratic Front (SDF), l'ancien ministre Maurice Kamto et l'avocat Akere Muna, chantre de la transparence. Une profusion de prétendants suicidaire, s'agissant d'une élection à un seul tour. Soucieux de ne pas priver sa nation et ses ouailles d'un guide si éminent, Paul 1er avait pris soin, en 2008, de délester la constitution de l'article censé contingenter le nombre de mandats consécutifs. Au risque de déclencher en février de cette année-là une violente bourrasque populaire, amplifiée à l'époque par l'envolée des prix des denrées de base.

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Une campagne in absentia

Pour s'adjuger un nouveau bail, le "Sphinx d'Etoudi" -ainsi surnommé pour la rareté de son verbe, voire sa propension au mutisme- n'aura guère eu besoin de battre la campagne, sinon par procuration, dépêchant ses apparatchiks sur les estrades et les plateaux de télévision. Un seul meeting le 28 septembre à Maroua (Nord), pour ce qui fut sa première sortie en province depuis 2012. La machinerie du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), le parti à la dévotion du boss, pourvoit à tout, y compris quand il faut mobiliser la base et monnayer l'allégeance des chefs coutumiers. A entendre et lire ses poètes de cour, Biya, que l'on sait fasciné par les spiritualités absconses, accomplirait une mission quasiment messianique. Pourquoi diable importuner l'envoyé du Très-Haut avec les contingences, juridiques ou pas, d'ici-bas ?

Allons enfants de l'apathie

Sa gouvernance est celle du temps suspendu. Pour un peu, elle inviterait à théoriser une dynamique de l'inertie et de l'immobilisme. A preuve, la réédition, à l'approche de cette échéance électorale, de sa "Vision pour le Cameroun", credo publié en... 1987. Se maintenir au sommet s'apparente à une fin en soi. Voilà trois ans, au détour d'un échange avec la presse -exercice rarissime pour ce taiseux-, il lâcha cet aphorisme teinté d'ironie. "Ne dure pas au pouvoir qui veut, mais dure qui peut". Lui, à l'évidence, sait s'en donner les moyens. "Un subtil mélange de fatalisme et de clientélisme", relève le politologue Fred Eboko, l'un des piliers de l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Bien vu.

Sus aux félons

"Biya règne plus qu'il ne gouverne", souligne comme en écho Titus Edzoa, tour à tour secrétaire général de la présidence puis détenteur du maroquin de la Santé, qu'il eut l'outrecuidance d'abandonner pour briguer, en 1997, la magistrature suprême. Crime de lèse-majesté, aussitôt payé au prix fort : condamné pour "détournement de fonds", le félon végétera dix-sept ans derrière les barreaux. Titulaire de la primature depuis 2009, Philémon Yang anime un cabinet de 65 ministres et assimilés, dont certains restent pour le chef de l'Etat de parfaits inconnus. Logique : lorsque, le 15 mars dernier, celui-ci préside un conseil des ministres, il ressuscite un rituel abandonné depuis octobre 2015...

Un Sphinx en goguette

A l'inverse de maints potentats subsahariens, enclins à confisquer l'avant-scène et à saturer les écrans, Biya, lui, sait se faire rare. Tantôt, il se retire en son village natal de Mvomeka'a, tantôt, flanqué d'une suite pléthorique, il prend ses quartiers de longues semaines durant dans un palace genevois, sur les rives du lac Léman ; à moins de sacrifier à La Baule (Loire-Atlantique) à la cure annuelle de thalasso. Selon le décompte d'un consortium international de médias, le Sphinx Biya cumule ainsi depuis son accession au pouvoir quatre ans et six mois de séjours privés à l'étranger. Un art de l'éclipse qui lui vaut, chez les persifleurs, le sobriquet d' "Omniabsent".

Si le proscrit Edzoa assimile la probable réélection du sortant, réélu en 2011 avec 78% des suffrages au terme d'un scrutin entaché d'irrégularités, à une "catastrophe" pour le pays, il lui reconnaît un indéniable talent. De fait, de promotions calculées en brusques disgrâces, celui-ci a longtemps maîtrisé à la perfection, ou peu s'en faut, l'alchimie de l'autocratie, malaxant dans son creuset les ingrédients ethniques, régionaux, religieux ou générationnels. Avec le concours, il est vrai, d'un appareil sécuritaire robuste ; à commencer par la Garde présidentielle (GP) et le Bataillon d'intervention rapide, ou BIR, unités d'élite en prise directe avec le palais.

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Dans les serres de l'Epervier

De même, Paul Biya a verrouillé le système en plaçant des fidèles aux postes-clés. Citons parmi ses vieux compagnons à la loyauté inaltérable le président de l'Assemblée nationale Djibril Cavayé Yeguié, le chef d'état-major des armées René Claude Meka et le patron de la Société nationale des hydrocarbures, Adolphe Moudiki. Moyenne d'âge : 77 printemps. Reste que le dévouement ne suffit pas. Il faut encore de la déférence et de l'humilité. Surtout, passer sous les radars, ne pas attirer sur soi la lumière. Car l'équilibre sauce Biya est aussi un équilibre de la terreur douce, cette peur panique de passer pour un Brutus virtuel. On s'épie, on se jauge, on se neutralise. Lancée en 2006 au nom du combat contre la corruption, l' "Opération Epervier" n'avait pas pour seule vocation de rassurer investisseurs étrangers et bailleurs de fonds internationaux. Le rapace à la cruauté sélective a aussi étouffé dans ses serres maints ministres et hauts-fonctionnaires suspectés, à tort plus souvent qu'à raison, de nourrir des ambitions iconoclastes. Se faisant, le monarque élu a asséché le marigot des élites. L'après-Biya est tout à la fois un mystère et un vertige.

La hantise du putsch

Cette paranoïa vient de loin. Elle remonte à 1984 et à l'échec de la tentative de coup d'Etat ourdie par une poignée d'officiers nordistes de la GP. Parvenu à la présidence deux ans plus tôt, aux dépens d'un Ahmadou Ahidjo dont il était le Premier ministre, le sudiste Paul Biya tient alors son prédécesseur pour le cerveau du putsch avorté, comme de l'hypothétique complot déjoué l'année précédente. Condamné à mort par contumace, Ahidjo s'éteindra en novembre 1989 en son exil dakarois.

Méfiante et anachronique, la gouvernance maison a un coût, prohibitif : le prix de la sclérose. Elle éclaire d'un jour cruel l'inaptitude de l'exécutif camerounais à circonscrire les menaces, existentielles pour certaines, qui le guettent. Confronté aux incursions dévastatrices de la secte djihadiste nigériane Boko Haram dans l'extrême-Nord, majoritairement musulman, Yaoundé se voit aussi défié depuis près de deux ans par le brutal réveil du péril séparatiste dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, où réside le cinquième de la population.

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Fêlures coloniales

Aux sources de ce regain de tension, l'intense frustration suscitée au sein des élites locales par une forme de marginalisation, sinon d'ostracisme, linguistique et culturel. Les enseignants dénoncent la promotion de directeurs d'école francophones. Quant aux avocats, ils déplorent la primauté du droit romain sur la Common Law britannique. Certes, la tentation irrédentiste, legs de l'ère coloniale, ne date pas d'hier. La patrie des "Lions indomptables" paye les arriérés de convulsion plus que centenaires. Devenu protectorat allemand en 1884, le "Kamerun" se voit placé sous la double tutelle de la France et du Royaume-Uni en 1918 par la Société des Nations -ancêtre de l'ONU. Puis le secteur placé sous mandat britannique se scinde en deux entités ; l'une s'arrime au Nigeria voisin ; l'autre rallie la sphère d'influence française, tout en perpétuant son particularisme.

Fuite en avant séparatiste

Un siècle plus tard, la riposte décrétée en haut-lieu, mélange de déni et de répression, favorisera la radicalisation de la rébellion. Si la plupart des insoumis du flanc occidental se bornent à exiger la restauration du fédéralisme, en vigueur de 1961 à 1972, une mouvance jusqu'au-boutiste, d'ailleurs fragmentée, a basculé dans le sécessionnisme armé. Au point de proclamer, le 1er octobre 2017, la naissance de l' "Ambazonie" indépendante. Si cette entité supposée souveraine relève pour l'heure de la politque-fiction, la militarisation du conflit est quant à elle bien réelle. Selon l'International Crisis Group, les accrochages entre insurgés et unités antiterroristes auraient, a minima, causé la mort de 170 membres des forces de défense et de sécurité et de plus de 400 civils.

Comme le veut la loi du genre, les milices "ambazoniennes" s'en prennent aux symboles de l'Etat central, prenant d'assaut une gendarmerie ici, incendiant une école là, kidnappant des fonctionnaires au service de "l'occupant". Pas un jour ne s'écoule sans que des rafales retentissent à Buea, capitale du "South-West", ou dans ses faubourgs. Annoncée un temps pour le 2 octobre, la visite sur place de Paul Biya disparaîtra d'ailleurs bien vite de l'agenda présidentiel.

Election sous haute tension

Les propos lénifiants des officiels ne changeront rien à l'affaire : dans le Grand Nord, ravagé par le dénuement, comme dans l'Ouest, l'insécurité plombera les opérations de vote, de même qu'elle anémie l'activité économique. Ne serait-ce que parce que les exactions de Boko Haram et les assauts de la guérilla séparatiste ont jeté sur les pistes et dans la brousse des centaines de milliers de déplacés. Un exemple : on voit mal comment tous les électeurs du septentrion camerounais, qui héberge 1,2 million des 6,6 millions d'inscrits, pourraient accomplir leur devoir civique. De même, les menaces des boutefeux de l' "Ambazonie" risquent de dissuader maints citoyens de se hasarder jusque dans l'isoloir.