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Actualités of Monday, 13 November 2023

Source: Patrice Nganang

Les francophones et les anglophones sont-ils des ennemis de classe ?

L'écrivain camerounais s'interroge L'écrivain camerounais s'interroge

Ma réponse c’est: non. J’ai achevé de lire ‘Tremor’ de Teju Cole il y’a deux semaines, et me rends compte qu’il y’a un thème du livre qui me préoccupe vraiment – c’est la relation entre les Francophones et les Anglophones, Africains. En fait, plus j’y réfléchis (et ceci est une suite de ma lecture de ‘The Middle Daughter’ de Chika Unigwe, où la présence de l’impossible anti-héros Camerounais francophone m’avait aussi interpellé), plus je me rends compte que c’est la scène pivot du livre : un professeur de photographie d’origine nigériane, qui a passé sa jeunesse et sa vie aux États-Unis et enseigne à Harvard, s’en va au Mali, à la Biennale de la photographie qui y a lieu à Bamako. Ensuite, il s’en va à Paris, où il tient une conférence au musée du Louvre. Dans la cour du Louvre, il rencontre des Africains, des sauveteurs, et a une altercation avec un des vendeurs d’objets d’art, un homme qu’au final il appelle un ‘ennemi de classe’.

Le Nigérian ne parle pas bien français (‘broken French’), il y’a donc une incompréhension qu’il analyse comme de classe, quand elle pouvait aussi être de langue : le livre s’ouvre en effet sur une altercation pareille, mais cette fois dans le Massachusetts, aux USA, dans un voisinage huppé, et là, il ne fait pas la photo querellée comme avec l’Africain, car c’est un Blanc qui l’interpelle, mais aussi un avec qui il parle anglais. Cette altercation avec l’Africain, avec son frère donc, la seconde où de même il lui est interdit de faire une photo, lui revient en songe à la fin du livre, et dans ce rêve-là, le vendeur parle… anglais. C’est donc le Francophone qui se met à l’anglais, pas l’inverse, pas lui, le Nigérian qui se met au français, bien que ce soit à Paris qu’il ait rencontré le Francophone. Je me demande depuis si c’est l’élitisme, le snobisme ou tout simplement l’arrogance pure qui dicte le reflexe ici.

Il demeure: Voilà plus ou moins le contexte d’une scène qui met en face l’un de l’autre à Paris, un Anglophone et un Francophone. Car le vendeur de bijoux devant le Louvre est un Francophone, et probablement un Malien, ce qui est intéressant, car le professeur nigérian, quand il était au Mali d’où il revient, n’y a pas rencontré de Maliens – il était avec une Noire-Américaine, et puis avec un Allemand, et dormait à l’hôtel. Pas de grin donc. Je ne compte pas le chauffeur qu’il a embauché, parce qu’il ne lui donne aucun caractère – c’est un chauffeur – à la différence de celui qui conduisait Caryl Phillips dans son livre similaire. Je trouve cette scène à Paris de plus en plus intéressante, parce que quand donc le Nigérian rencontre son premier Malien, lui qui autrement est absolument amoureux de la culture et de la musique malienne, il ne le reconnait pas.

C’est absolument faramineux, car les statistiques de l’émigration sont sans appel – les émigrants d’Afrique nés en Afrique qui ont une présence la plus profonde en France, ce sont justement les Maliens, et les Sénégalais, oui, et qui plus est, ceux qui vendent des objets d’art devant le musée du Louvre. Depuis je me demande ce qui peut causer cette cécité absolue du personnage Tunde (et de Teju, car le personnage est autobiographique), devant le Malien qu’il rencontre, cécité si absolue qu’il voit plutôt en lui un ‘ennemi de classe’, et donc juste un ‘pauvre africain’ ? Si absolue, qu’en fait il regarde ce Malien comme un Blanc le regarderait, sans le voir autrement qu’un misérable, par opposition à lui, professeur à Harvard ? Mais pourquoi donc un Anglophone ne reconnait pas un Francophone quand il le rencontre ? Qu’est-ce qui ne va pas ?


Ce qui se met en scène ici, c’est une relation de pouvoir entre un Anglophone et un Francophone – n’oubliez pas qu’au Cameroun, partant de telle relation de pouvoir, l’un tue l’autre chaque jour depuis 2017, dans une guerre civile qui a déjà fait plus de 20,000 morts. Dans ‘Tremor’, la profondeur de cette relation de pouvoir se lit dans les références : Tunde (Teju donc), est un érudit en art, et il sait les détails de la culture malienne, symbolisée ici par la légende de Soundjata Keita. Ici, c’est la légende tutélaire du Mali, autant que de la culture mandingue – il est donc comme un Romaniste chinois disons qui, spécialiste de la ‘Chanson de Roland’, à Paris, ne pourrait pas distinguer un Allemand d’un Français parce que les deux sont Blancs. Je dis spécialiste, parce que le personnage Tunde porte ses références au bout des lèvres – name dropping.

Ainsi, il parle au début de deux versions de la légende de Soundjata Keita qui lui servent de point de départ – de deux différents griots, Bamba Suso et de Banna Kanute qui l’ont articulée. Mais pas de la version pourtant classique de Djibril Tamsir Niane (‘Soundjata ou l’épopée mandingue’, publiée par Présence Africaine en 1960), et que quasiment toute l’Afrique francophone lit à l’école. Pour me faire comprendre par un Nigérian, ce serait parler de la littérature africaine sans lire Chinua Achebe. Car pour tout Francophone, Djibril Tamsir Niane est aussi un des pères fondateurs de l’historiographie africaine, lui qui a été au cœur du projet d’écriture de ‘L’Histoire africaine’ financé par l’UNESCO, et qui est ce qui justement a inscrit l’histoire africaine dans nos livres à l’école secondaire.

Il y a une continuité francophone qui se retrouve dans ce Malien que Teju/Tunde rencontre à Paris, et ce n’est pas seulement la traversée du si proche désert du Sahara qui fait de lui un bozayeur. C’est toute l’histoire de la littérature francophone qui déjà avec Sembene Ousmane, avait trouvé la vocalisation la plus poignante du déclassé africain – Sembene, le père du cinéma africain, a commencé en France comme le sauveteur malien, comme docker, puis est devenu écrivain (Le Docker Noir, 1956), avant de finir cinéaste, homme de caméra, comme Tunde. Beaucoup mieux que Tunde, car il n’analyse pas les œuvres d’autrui au Louvre; ce sont ses œuvres à lui qu’on analyse au Louvre. Je me demande depuis pourquoi cette histoire intellectuelle de l’Afrique francophone, échappe à Teju Cole au point qu’il fasse du premier Francophone qu’il rencontre à Paris un ennemi de classe et un misérable ?