Actualités of Monday, 23 June 2025
Source: www.camerounweb.com
Entre proximité avec l'opposition et revendication d'indépendance, le constitutionnaliste navigue dans les eaux troubles de l'engagement politique universitaire
Dans le paysage médiatique camerounais, certaines déclarations font l'effet d'un pavé dans la mare. Dimanche 22 juin 2025, sur le plateau d'Equinoxe TV, le professeur Jean Calvin Aba'a Oyono a choisi de clarifier sa position politique avec une formule qui ne manque pas d'interpeller : "Je ne suis pas militant du MRC, ni du PCRN. Je suis un intellectuel engagé." Une déclaration qui révèle les tensions croissantes au sein de l'intelligentsia camerounaise, partagée entre engagement citoyen et préservation de l'indépendance académique.
Jean Calvin Aba'a Oyono incarne parfaitement les contradictions de l'intellectuel africain contemporain. Spécialiste reconnu de droit public, professeur respecté, il se trouve confronté au dilemme classique de l'universitaire en contexte autoritaire : comment concilier expertise académique et engagement citoyen sans compromettre sa crédibilité scientifique ?
Sa présence remarquée aux côtés de Maurice Kamto lors du méga-meeting parisien du 31 mai dernier avait alimenté les spéculations sur son positionnement politique. Beaucoup y avaient vu un ralliement du constitutionnaliste à la cause du MRC. Mais Aba'a Oyono refuse cette lecture simpliste, revendiquant un statut particulier : celui de l'intellectuel libre, capable de dialoguer avec toutes les sensibilités politiques.
Cette posture n'est pas nouvelle dans l'histoire intellectuelle africaine. Elle s'inscrit dans une tradition d'engagement qui remonte aux grands penseurs de l'indépendance, soucieux de préserver leur autonomie de pensée tout en participant au débat public. Une tradition que les régimes autoritaires ont souvent tenté de briser en imposant aux intellectuels un choix binaire : soutien ou opposition.
L'exemple cité par le professeur Aba'a Oyono est révélateur des mécanismes de manipulation de l'opinion publique au Cameroun. Sa participation au congrès de Cabral Libii, leader du PCRN, n'avait suscité aucune polémique particulière. En revanche, sa présence aux côtés de Maurice Kamto a déclenché une vague d'accusations de trahison.
Cette différence de traitement illustre parfaitement la hiérarchisation des oppositions opérée par le pouvoir camerounais. Certains leaders d'opposition sont considérés comme "acceptables", voire utiles au système, tandis que d'autres sont perçus comme des menaces existentielles. Maurice Kamto appartient manifestement à cette seconde catégorie, ce qui explique les réactions virulentes à toute forme de proximité avec lui.
Cette stratégie de différenciation des oppositions permet au régime de maintenir une façade démocratique tout en neutralisant les voix les plus dérangeantes. Elle contraint également les intellectuels à naviguer dans un champ de mines politique où chaque geste est analysé, décortiqué, instrumentalisé.
La dénonciation du système "peur et tribalisme"
L'analyse d'Aba'a Oyono sur les leviers du pouvoir camerounais - "la peur et le tribalisme" - mérite d'être soulignée pour sa justesse sociologique. Cette grille de lecture, bien que simplifiée, capture l'essence du fonctionnement du système politique camerounais depuis l'indépendance.
La peur, d'abord, qui maintient dans le silence une grande partie de l'intelligentsia camerounaise. Peur de la marginalisation professionnelle, peur des représailles administratives, peur de l'ostracisme social. Cette peur explique pourquoi tant d'intellectuels préfèrent le confort de la neutralité apparente à l'inconfort de l'engagement critique.
Le tribalisme, ensuite, qui fragmente les oppositions et empêche l'émergence d'une alternative crédible au pouvoir en place. En transformant chaque débat politique en affrontement ethnique ou régional, le système neutralise les critiques de fond sur sa gouvernance. Un mécanisme que dénonce implicitement Aba'a Oyono en refusant de se laisser enfermer dans une logique partisane.
La distinction opérée par le professeur entre "chaînes libres" et "chaînes du pouvoir" révèle une réalité préoccupante du paysage médiatique camerounais. Cette bipolarisation de l'espace médiatique contraint les intellectuels à choisir leur camp, au risque de voir leur parole instrumentalisée.
En choisissant Equinoxe TV pour s'exprimer, Aba'a Oyono assume un positionnement éditorial qui n'est pas neutre. Cette chaîne, perçue comme proche de l'opposition, offre certes une tribune libre aux voix critiques, mais elle expose également ses invités aux accusations de partialité.
Cette situation illustre l'un des défis majeurs de l'intellectuel africain contemporain : comment préserver sa liberté de parole dans un environnement médiatique polarisé ? Comment éviter que son expertise soit instrumentalisée par les uns ou les autres ? Des questions que ne résout pas totalement la posture d'indépendance revendiquée par Aba'a Oyono.
La critique implicite de ses collègues universitaires qui "vont dans les chaînes du pouvoir" révèle les fractures au sein de l'intelligentsia camerounaise. Cette division entre intellectuels "organiques" et intellectuels "critiques" traverse toute l'université camerounaise depuis des décennies.
Les Jean Njoya et Magloire Ondoa, cités par Aba'a Oyono, incarnent cette catégorie d'universitaires qui ont choisi l'accommodation avec le pouvoir. Leurs interventions médiatiques, souvent perçues comme des plaidoyers pro-gouvernementaux, illustrent les compromissions auxquelles peuvent conduire la recherche de reconnaissance officielle ou la préservation d'intérêts matériels.
Cette critique, bien qu'euphémisée ("Je comprends mes collègues, ils ont certains intérêts à défendre"), n'en demeure pas moins sévère. Elle révèle les tensions internes au monde universitaire camerounais, partagé entre ceux qui assument leurs compromissions et ceux qui revendiquent leur indépendance.
La posture revendiquée par Aba'a Oyono, aussi respectable soit-elle, soulève néanmoins des questions sur l'efficacité de l'engagement intellectuel en marge des structures politiques organisées. Dans un système où le rapport de forces se joue largement dans l'arène partidaire, l'intellectuel "libre" risque de se condamner à l'impuissance politique.
Cette limite n'échappe pas aux observateurs de la scène politique camerounaise. Si l'expertise d'Aba'a Oyono est reconnue et respectée, son influence réelle sur les décisions politiques reste limitée par son refus d'intégrer les structures partisanes. Une contradiction que n'arrivent pas toujours à résoudre les intellectuels soucieux de préserver leur indépendance.
Cette tension entre efficacité politique et autonomie intellectuelle traverse toute l'histoire des intellectuels en politique. Elle pose la question fondamentale : peut-on changer le système de l'extérieur, ou faut-il accepter d'y entrer pour le transformer de l'intérieur ?
Dans le contexte camerounais actuel, marqué par une polarisation politique croissante, la posture d'indépendance revendiquée par Aba'a Oyono devient de plus en plus difficile à maintenir. Chaque prise de position publique est scrutée, analysée, instrumentalisée par les différents camps politiques.
Cette situation contraint l'intellectuel "libre" à un exercice d'équilibrisme permanent, où chaque déclaration doit être pesée pour éviter les récupérations partisanes. Un exercice épuisant qui peut conduire soit à l'autocensure, soit à la radicalisation des positions.
Le défi pour Aba'a Oyono sera de maintenir cette ligne de crête sans tomber dans l'un ou l'autre de ces écueils. Une gageure dans un environnement politique où la nuance est souvent perçue comme de la faiblesse et où l'indépendance intellectuelle est constamment remise en question.
Vers une redéfinition du rôle de l'intellectuel public
La déclaration d'Aba'a Oyono s'inscrit dans une réflexion plus large sur le rôle de l'intellectuel dans la société camerounaise contemporaine. Elle interroge les modalités de l'engagement citoyen des universitaires dans un contexte autoritaire où les espaces de liberté se réduisent progressivement.
Cette réflexion dépasse largement le cas camerounais pour toucher à des questions universelles sur la fonction critique de l'intellectuel dans la cité. Comment préserver l'autonomie de la pensée critique tout en participant au débat public ? Comment éviter que l'expertise universitaire soit instrumentalisée par le pouvoir politique ?
Ces questions, qui traversent toute l'histoire des intellectuels, prennent une acuité particulière dans les contextes africains où les régimes autoritaires multiplient les stratégies de cooptation et d'intimidation. La réponse d'Aba'a Oyono - l'engagement indépendant - constitue une piste intéressante, même si sa viabilité à long terme reste à démontrer.
Quoi qu'on pense de sa stratégie, la contribution d'Aba'a Oyono au débat public camerounais reste significative. Ses analyses constitutionnelles, sa connaissance approfondie des institutions, son expertise juridique enrichissent indéniablement la réflexion collective sur l'avenir du pays.
Cette contribution illustre l'importance des intellectuels dans les processus de transformation politique en Afrique. Même en marge des structures partisanes, ils peuvent jouer un rôle crucial d'éclaireurs, d'analystes, de pédagogues de la démocratie.
L'enjeu, pour le Cameroun comme pour d'autres pays africains, est de préserver et d'élargir ces espaces de liberté intellectuelle, conditions nécessaires à l'émergence d'une véritable culture démocratique. Un défi qui dépasse largement les choix individuels d'engagement pour toucher aux structures mêmes du pouvoir politique.