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Actualités of Thursday, 28 January 2016

Source: Mutations

Boko Haram dispose encore de sanctuaires...- Expert

Raoul Sumo Tayo Raoul Sumo Tayo

Le chercheur en questions de défense et de sécurité analyse la recrudescence des attentats-suicides dans l’Extrême-Nord et la riposte camerounaise.

Comment comprendre la récurrence des attentats-suicides dans l’Extrême-Nord  malgré la prise de mesures prises par le Cameroun et des partenaires
Le facteur climatique explique cette récurrence des attentats ces derniers mois. En effet, l’avènement de la saison sèche et l’assèchement de l’El Beïd, par exemple, qui sert de frontière internationale le long de la ligne de front, rendent faciles les infiltrations en territoire camerounais car du coup, les voies d’accès se démultiplient.  Il faut que nos compatriotes soient conscients de ce que l’on ne peut pas placer un homme à chaque mètre de la longue frontière. Le Cameroun n’a pas encore les moyens de surveillance permanente des airs. Il est donc difficile de surveiller les 412 km de frontières,  de Saguir dans le lac Tchad au Mayo-Oulo qui servent en même temps de ligne de front. Ceux qui connaissent la géographie de la zone savent à quel point il est facile de traverser le frontière Cameroun-Nigeria au niveau des départements du Logone-et-Chari et du Mayo-Sava.

Le Cameroun a  fait le choix tactique du contrôle de zone et, en plus des patrouilles aléatoires, le Cameroun surveille prioritairement les couloirs de pénétration, car, dans un combat d’infanterie, l’on sécurise d’abord les axes. Vous comprenez donc pourquoi en zone sahélienne, cela devient compliqué. Dans le cadre d’un combat offensif classique, lorsque les hommes n’ont pas pour cible des forces armées classiques, il est facile pour les combattants adverses de se dissimuler pour passer les contrôles.

C’est malheureux de le dire mais les attentats de ce début de semaine se situent dans le cycle normal des activités terroristes. Si le gros des forces de la nébuleuse Boko Haram a été détruit, des forces, au moins résiduelles existent. La menace a changé de forme, car la secte est en situation de faiblesse capacitaire née de ses multiples revers ces derniers mois. Elle n’a pas autre choix que de se livrer à des attentats suicides pour obtenir un effet psychologique, un choc ou la désorientation qui affecte l’initiative, la volonté ou la liberté d’action du Cameroun. Et, il faut le dire, cette situation durera, car justement, les terroristes semblent avoir misé sur le temps long pour faire fructifier le chaos et lasser les forces camerounaises. Le choix de la cible ne relève pas du hasard. Il s’agit, pour les terroristes de faire désorganiser la vie sociale dans la région.

La porosité des frontières est donc la principale de la recrudescence de ces attentats ?
La sociologie du théâtre des opérations favorise également la survenance régulière des attentats de type kamikaze. En effet, l’on retrouve des mêmes peuples de part et d’autre de la ligne de front. C’est le cas, par exemple, des Kanuri, bâtisseurs de l’Empire du Bornou, qui  étaient avec les Mandara, les plus grands razzieurs d’esclaves du bassin du Tchad. Même si la présence de ces peuples à cheval sur cette section de la frontière Cameroun-Nigeria est une opportunité de coopération, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle génère de grosses contraintes sécuritaires, car elle favorise les infiltrations de combattants de la secte terroriste. De plus, la frontière n’est pas venue à bout des solidarités ethniques. Les combattants de Boko Haram mettent à profit les similitudes culturelles avec le Nord Cameroun pour s’infiltrer et se dissimuler au sein de la population.  Il faut dire que la zone a été infestée à 80% du fait de la complicité ou de la crainte des populations. Le challenge pour les forces de défense  est, dès lors, de faire comprendre que leur sécurité dépend des forces camerounaises, non de Boko Haram. Ceci est d’autant plus grave que, « gravitant dans l’orbite du territoire (voisin), les populations perdent le réflexe de sentiment national, la solidarité locale prévalant alors sur la solidarité nationale », comme le relève fort à propos l’historien et criminologue camerounais Saïbou Issa.

L’armée camerounaise veille toujours au grain…
La géographie des attentats kamikaze montre cependant que les mesures prises par les responsables des forces de défense et de sécurité et les autorités administratives portent. Suivant les prescriptions du  colonel Laurence, théoricien et praticien de la guerre insurrectionnelle et s’inspirant des réflexions du général Giap,  les forces des opérations Alpha et Emergence, la police, le gendarmerie et les Comité de vigilance ont réussi à empêcher à ces terroristes d’avoir la mobilité, la sécurité et le temps pour leurs opérations en terre camerounaise, d’où la localisation des attentats au niveau des périphéries nationales, notamment les localités de Kangeleri, Kerawa, Fotokol, Bodo et les abords de Mora. L’analyse des actions de ces terroristes laisse cependant penser que ces attentats ont été initialement préparés avec des objectifs en profondeur.

Voyez-vous, comme les USA, et la France, par exemple, le Cameroun est en plein dans ce que Bertrand Badie appelle l’impuissance de la puissance. Dans l’asymétrie, le fait d’avoir une armée performante qui dépasse très largement en capacité et en savoir-faire son adversaire ne constitue pas une garantie de triompher. Il s’agit là d’un vieux dilemme de la stratégie : le puissant est obligé, de réussir à tous les coups, le nuisible peut, par un coup d’éclat de temps en temps mettre en échec le puissant. Les forces camerounaises de défense et de sécurité déjouent au quotidien des attentats grâce aux opérations coup de poing (rafles, ratissage, etc.) qui permettent d’identifier et de neutraliser les kamikazes avant qu’ils ne passent à l’action.

Le travail des forces camerounaises de défense et de sécurité est rendu difficile par le fait que la secte terroriste dispose encore des sanctuaires côté nigérian, à partir desquels il leur est facile de planifier et de conduire une attaque terroriste dans les localités frontalières camerounaises.

Est-ce que nos forces se sont suffisamment adaptées à la tactique des kamikazes ?
Si la stratégie de l’armée camerounaise contre Boko Haram a évolué en fonction du comportement de l’ennemi sur le terrain, c’est-à-dire de la prise en compte du retour d’expérience, j’ai l’impression que face à la survenance régulière des attentats de type kamikaze, l mayonnaise n’a pas encore pris. Les taches opérationnelles permanentes des forces camerounaises  de défense consistent, entre autres, en de patrouilles de  jour et de nuit avec fouille systématique de véhicules et autres vecteurs, notamment les motos, chevaux, ânes, chameaux, la garde et sécurisation des postes de Commandement des zones et secteurs. Il faut aller au-delà. Il faut impliquer tout le monde, au-delà du bricolage discursif qui consiste en une mobilisation discursive indue  du concept de défense populaire.

Identifier et neutraliser les kamikazes ne nécessitent pas la force, mais la méthode. Le pays doit donc véritablement prendre en compte le changement de mode opératoire des terroristes de Boko Haram. Les forces armées, qui, indiscutablement, ont gagné la première phase de la guerre contre cette secte terroriste. Il faut dorénavant impliquer davantage, non seulement les forces de 1ere et 2e catégorie, mais aussi l’ensemble de la société. Cela sera difficile car les terroristes ont exploité les failles de la loi portant institution d’une carte nationale d’identité. De plus, les élites locales ont travesti la belle initiative présidentielle de la gratuité de la carte nationale d’identité pour enrôler massivement des étrangers à des fins électoralistes. De plus, des fonctionnaires véreux ont ainsi délivré de nombreux certificats de perte de la CNI aux adeptes de Boko Haram ayant trouvé refuge en territoire camerounais. De nombreux indices indiquent l’existence d’un réseau de délivrance de certificat de perte aux adeptes de Boko Haram dans la localité frontalière de Mora, par exemple. La tâche sera donc rude et longue.

Dans ce contexte, quelle est la plus-value de la  présence américaine au Cameroun ?
La présence américaine au Cameroun dans le cadre de la lutte contre Boko Haram se situe dans le cadre plus global de la lutte contre le terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001. L’appui au Cameroun et à la FMM devrait contribuer à prévenir la surprise stratégique, face à une menace toujours fuyante. Leur apport sera certainement d’une très grande utilité puisqu’il s’agit identifier les menaces avant qu’elles ne se manifestent. Les Américains apportent des moyens de détection et d’observation qui pourraient permettre de mener des actions offensives, localiser et ou traiter l’ennemi.  Les Américains apportent l’expérience acquise en Afghanistan et en Irak, par exemple. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont un apport ciblé sur la coopération civilo-militaire car, le véritable centre de gravité des mouvements terroriste est le rapport aux populations civiles. Il s’agit d’amener les populations à se détourner des terroristes et à collaborer avec les forces de défense et de sécurité. Le choix de ce type d’assistance tient de ce que, compte tenu des dernières mutations de la guerre et du fait que Boko Haram utilise peu les moyens modernes de communication, il est donc nécessaire de privilégier le renseignement humain, le renseignement de contact.

Quelle place pour la force multinationale mixte ?
Tout dépend de l’évaluation de la situation, moment essentiel dans toute séquence de réflexion stratégique. Avait-on fait une bonne évaluation de la situation au moment où l’on pensait la FMM ?  J’ai, pour ma part, l’impression qu’à partir d’une mauvaise évaluation, les pays de la sous-région ont pris de mauvaises décisions et s’y cramponnent. La question essentielle est celle de savoir que peuvent deux ou trois divisions contre un kamikaze ?  Il faut relever que la force Multinationale mixte a été pensée au moment où Boko Haram semblait dépasser les capacités des Etats touchés, en témoignent les nombreux décrochages de l’armée nigériane. C’est dans ce contexte qu’avaient été définis le concept d’opérations et les règles d’engagement de la force multinationale. Aujourd’hui, le déficit capacitaire actuel en défaveur de Boko Haram et l’évolution du mode opératoire du mouvement terroriste qui en a découlé, pousse à s’interroger sur la nécessité de cette Force.  De plus, je suis d’avis que la FMM ne peut que conduire des actions offensives de force. Or face aux attentats, il faut des actions en souplesse.

A quand la fin de cette guerre ?
Tout dépend des objectifs initiaux. Si, comme j’entends dire ci-et-là, le but de la guerre est l’éradication de Boko Haram, je crains que nous nous soyons condamnés à l’enlisement, à la « non limitation temporelle d’action. ».  Dans ce contexte, il est craindre que les responsables opérationnels, pour donner un sens à leur combat, transforment la contre-insurrection en une politique spécifique, prenant ainsi l’outil pour l’objectif.

Parce que la notion de victoire en contexte asymétrique est relative, la modélisation de l’objectif devrait se faire en de termes  relatifs, et non absolus. Envisagé de cette façon, il est des signes qui montrent que le Cameroun est en train de gagner la guerre. Je crois d’ailleurs que le point culminant de cette guerre a été atteint depuis longtemps et que de ce fait, l’on est, à minima, au début de la fin de cette guerre. Cela va certainement prendre du temps, mais il s’agit bien du début de la fin. Pour cela, la préparation de la fin doit faire partie des opérations. Par exemple, il faudra déjà réfléchir au sort des populations déplacées, des comités de vigilance, mais surtout, il faut déjà penser à la reconstruction. Sur ce dernier point, il faut éviter de retomber dans le piège de la gabegie et de l’administration des comités qui ont plombé la mise en valeur de la péninsule de Bakassi et des îles camerounaises du lac Tchad au début de la première décennie des années 2000. Les projets de reconstruction devraient être bâtis suivant un modèle éprouvé qui consiste en des allers-retours permanents entre réflexion et actions, séminaires et ateliers de travail d’un côté et recherche sur le terrain et production de documents de travail de l’autre, chacune des phases nourrissant l’autre réciproquement.

Mais il ne faut pas perdre de vue le fait que le Cameroun sera exposé, pour longtemps encore, au terrorisme. D’ailleurs, à l’échelle globale, comme le note Thierry Garcin, « le terrorisme restera pendant longtemps un acteur clé des relations internationales, mettant à mal les sociétés. » Cette menace ne disparaitra  certainement pas dans un bref avenir, surtout que la zone demeure favorable à l’entreprenariat du crime.