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Opinions of Thursday, 1 March 2018

Auteur: cases-rebelles.org

Que s’est-il passé au Cameroun du 23 au 29 février 2008?

Qu’on ne se trompe pas sur le message politique des révoltes de 2008 : le système doit tomber Qu’on ne se trompe pas sur le message politique des révoltes de 2008 : le système doit tomber

Une semaine de grève, manifestations, révoltes ; une semaine de protestations incroyablement fortes pendant laquelle la population, la jeunesse surtout, a pris la rue et crié, craché son exaspération, sa rage contre Paul Biya et, à l’époque, ses 26 ans de présidence autocratique et criminelle. 26 ans d’héritage bien entretenu d’une indépendance factice. 26 ans de pauvreté qui s’aggrave chaque jour pendant que le pillage du Cameroun s’organise toujours mieux entre des bénéficiaires plus nombreux. La presse appelle ça « les émeutes de la faim », ce qui tend à réduire à des pauvres ventres les êtres humains qui exigent, ici, un changement politique profond, et non qu’on vienne les nourrir ou leur parachuter des aides qui promettent d’adoucir la vie avec Paul Biya

Le contexte

2006 : avec les politiques de libéralisation intense imposées par le FMI, le Cameroun atteint le point d’achèvement PPTE1, ce qui lui donne accès à des nouvelles conditions financières de développement auprès de la Banque mondiale, et à un léger réajustement de la dette. Mais du côté des conditions de vie déplorables de la population camerounaise, toujours aucun changement.

31/12/2007 : Paul Biya fait son discours de fin d’année à la télévision. Il annonce officiellement qu’il souhaite modifier l’article 6 alinéa 2 de la Constitution camerounaise – qui limite le nombre de mandats présidentiels à deux – pour s’assurer un troisième septennat aux élections de 20112 .

06/01/2008 : Marche de protestation organisée par le parti SDF (Social Democratic Front) au départ de Bépanda, quartier populaire de Douala. Environ un millier de personnes participent à ce qui est le début des manifestations d’opposition à la révision de la Constitution. Les manifestants réclament aussi le départ du président (« Biya must go ! »).

2008 : le prix des matières premières flambe et le cours du baril de pétrole augmente rapidement jusqu’à des niveaux jamais atteints.

Janvier-février 2008 : manifestations et révoltes en Mauritanie, Egypte, Maroc, Sénégal, Guinée Conakry, Côté d’Ivoire, Nigeria, Burkina Faso, Mozambique, etc. Dans le monde ce sont 35 pays qui sont concernés par les « émeutes ». « Emeutes » contre la hausse de prix et une pauvreté fabriquée.

Cameroun, 15/01/2008 : le gouverneur de la Province du Littoral (la région de Douala) interdit toute manifestation publique.

07/02 : le gouvernement camerounais annonce une hausse des prix du carburant. Plus 8 Fcfa sur un litre à au moins 600Fcfa.

16/02 : Mboua Massock, leader du parti NODINA (Nouvelle Dynamique Africaine) est arrêté au quartier de Bépanda à Douala où il comptait tenir un meeting contre la révision de la Constitution. Lui, son fils et une militante de la Coordinations des Forces Alternatives sont déporté-e-s par les gendarmes, chacun à une quinzaine de kilomètres de Douala, en pleine forêt. Le lendemain matin, marchant de retour vers Douala, Mboa Massok est de nouveau arrêté.

21/02 : fermeture de Radio Equinoxe et Equinoxe TV, chaîne privée. Officiellement pour motifs administratifs. En réalité Equinoxe TV avait diffusé des reportages sur les manifestations, l’arrestation de Mboa Massok et la violence des gendarmes : jets de bombes lacrymo et coups sur les civils. La chaine sera autorisée à réouvrir 4 mois plus tard.

23 au 29 février : chronologie des principaux évènements

Samedi 23/02/2008, Douala : en fin d’après-midi, rassemblement à l’appel du SDF au rond-point Madagascar. Une fois sur place, les leaders présents doivent annoncer que la manifestation est annulée, mais soudain les gendarmes commencent à attaquer la foule à coups de jets d’eau, gaz lacrymo, mais aussi matraquent et tirent à balles réelles. La foule riposte et s’organise : projectiles divers, pneus, cocktails Molotov… Un bus de la SOCATUR3, transports en commun, a été incendié et les stations-services ont été pillées. En fin de soirée il y a au moins deux morts.

Lundi 25/02 : 14 syndicats de transports urbains et interurbains appellent à la grève, principalement contre la hausse du prix du carburant. A Douala des manifestations prennent dans plusieurs quartiers : marches, barricades et combats contre les forces de l’ordre. En fin de journée il y a au moins deux morts à Bessengue et quatre à Bonabéri selon les premiers articles de presse. Les stations-services ont été pillées, et les magasins chinois du centre-ville aussi. La mairie du 5e arrondissement de Douala, à l’Est de la ville, a été incendiée.

Mardi 26/02 : Limbé, Bamenda, Buéa, Bafoussam, etc., le mouvement de contestation s’étend à de nombreuses villes du pays. Manifestations et « émeutes », les taxis bloquent les stations-services. En fin de journée le gouvernement et les syndicats de transport arrivent à un accord pour la baisse du carburant entre 5 et 6 Fcfa. A Douala, les pharmacies et les boulangeries, qui sont aussi des alimentations, sont mises sous protection militaire.

Mercredi 27/02, Douala : certains syndicats annoncent la fin de la grève, mais la ville reste toujours bloquée. A Bonabéri, l’usine de ciment CIMENCAM4 est attaquée. Sur le pont du Wouri, gendarmes et armée postés de part et d’autre prennent les manifestants en embuscade. Certains sautent dans le fleuve pour échapper à la répression et aux mouvements de foule. Les gendarmes sont assistés par un hélicoptère. Selon plusieurs sources il s’agirait d’un hélicoptère Puma ; on soupçonne ici une coopération militaire française5. Les forces de l’ordre ont utilisé gaz lacrymo, matraques, canons à eau et balles réelles. On compte au moins deux morts dans la fusillade, au moins dix-huit personnes noyées, environ quatre cents arrestations.

Yaoundé, la capitale, est atteinte par les révoltes : manifestations, barricades, surveillance militaire par hélicoptère. Deux morts dont un policier. Le soir le président Paul Biya intervient à la télévision nationale pour faire croire que le Cameroun est un état de droit, rappeler la population à l’ordre et menacer l’opposition qui aurait manipulé les jeunes.

Jeudi 28/02, Yaoundé : dans la nuit de mercredi à jeudi, les militaires font une descente au principal campus de Yaoundé : passages à tabac, fusillades, arrestations d’étudiants.

Vendredi 29/02 : les transports reprennent la circulation à Douala et Yaoundé. Le matériel de la radio MagicFM est confisqué par la police ; la radio avait donné la parole aux auditeurs à propos des « émeutes ».

Bilan des « émeutes »

Grèves et manifestations ont eu lieu à Douala, Yaoundé, Mbanga, Nkonsamba, Njombe Penja, Loum, Dschang, Edéa, Limbé, Bafoussam, Foumbot, Bafang, Buéa, Bamenda, Kumba, etc. Les premières cibles des révoltes ont été les commerces et les services ; ensuite mairie, locaux des impôts et de la police, locaux de grandes société agricoles et industrielles. C’est l’Etat et l’économie capitaliste qui sont ici attaquées.

Dans tout le Cameroun il y a eu environ 3000 arrestations, selon les ONG de défense des droits de l’Homme, et on peut estimer qu’un peu moins de la moitié ont débouché sur des peines de prison ferme de trois à six mois. Les autorités annoncent 40 morts dans tout le pays. La Ligue camerounaise des droits de l’Homme estime qu’il y a eu au moins 139 morts. On compte de très nombreux blessés. Certaines arrestations ont donné lieu à des tortures, le droit a été bafoué dans les conditions de garde-à-vue, de jugement et emprisonnement.

La répression continue après les « émeutes » : intimidation des journalistes, des représentants d’ONG de défense des droits de l’Homme, répression des leaders étudiants, leaders de l’opposition et figures populaires. Trois ans d’emprisonnement pour Lapiro de Mbanga, chanteur et membre du SDF6, accusé d’avoir encouragé les « émeutes » et le « saccage » des bureaux de la Société des Plantations de Mbanga et ceux du centre des impôts de la ville. Six ans ferme pour Eric Kingué, maire RDPC7, parti au pouvoir, de Njombé-Penja ; enfermé pour avoir révélé à la presse le nombre de personnes assassinées dans sa commune par l’armée pendant les « émeutes ». Et aussi pour avoir dénoncé en mars 2008 dans une lettre ouverte à Paul Biya les fraudes fiscales des sociétés fruitières implantées dans sa localité et les conditions d’exploitation des Camerounais employés par ces sociétés.

Les révoltes de février 2008 sont le plus fort mouvement politique populaire depuis l’Opération Villes mortes de 1991. Cette année-là, d’avril à octobre, des journées de grève générale et des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes, pour réclamer une Conférence Nationale Souveraine, assemblée qui était sensée organiser la démocratisation du pays, et qui n’a finalement jamais eu lieu. L’Opération Villes mortes protestait contre la répression des libertés publiques, le système de parti unique, la dégradation sérieuse de l’économie et des conditions de vie. Elle était organisée par l’opposition et les syndicats de transport. Ces manifestations ont été violemment réprimées par l’armée et la police. Il y a eu plus de 1000 morts. Mais le mouvement avait réussi à sérieusement toucher l’économie du pays.

Epilogue

L’Observatoire National des Droits de l’Homme au Cameroun publie en février 2009 un rapport dénonçant au moins 139 morts par balles réelles et des exécutions sommaires, et demande au gouvernement une enquête sur les violences policières et militaires durant la semaine d’ « émeutes ».

10 avril 2008 : Paul Biya fait modifier la Constitution et supprimer la limitation à deux mandats présidentiels. A ce jour il n’est pas encore déclaré officiellement candidat à l’élection de 2011 mais assia…(patience).

24 février 2010 : trois organisations de la diaspora camerounaise adressent depuis les Etats Unis une pétition au Secrétaire général de l’ONU pour appeler à saisir la Cour pénale internationale. La pétition demande « l’institution d’une commission d’enquête internationale chargée d’établir les faits et les circonstances des massacres des populations civiles survenues du 25 au 28 février 2008 au Cameroun, de déterminer la nature des crimes commis dont le crime contre l‘humanité, d‘établir des responsabilités, d‘identifier les auteurs ». D’autres communications ont été faites à l’ONU depuis, mais les réclamations sont toujours actuellement sans suite.

Au Cameroun, toute manifestation de commémoration pour les victimes des « émeutes » est toujours interdite. En Europe et aux États-Unis, différents mouvement politiques camerounais manifestent au moins chaque année, fin février, devant les ambassades camerounaises, pour réclamer que justice soit faite.

Que s’est-il passé au Cameroun du 23 au 29 février 2008 ? Les révoltes de 2008 interviennent au moment où le système manipule encore la loi pour se maintenir. La force seule ne suffit pas, le trucage des règles démocratiques et la fraude sont un passage obligé pour le pouvoir. La colère du peuple explose là. Les jeunes impliqué-e-s dans ces révoltes pour la plupart n’ont pas connu autre chose que le régime de Paul Biya, et l’étalage de son train de vie outrancier.

Pendant cette semaine de février 2008 les camerounais ont pris beaucoup de risques, en affichant leur opposition au régime, en s’exposant aux forces de l’ordre et en bloquant le ravitaillement des villes. La présidence, elle, continue d’appliquer ses méthodes : répression armée, coopération militaire pour protéger les intérêts français et européens, manipulations médiatiques et durcissement de la répression politique. Qu’on ne se trompe pas sur le message politique des révoltes de 2008 : le système doit tomber.