Le septième mandat que brigue le Président camerounais Paul Biya, «n’augure rien de bon», selon le politologue Achille Mbembe. Tant le contexte national (communautarisme, Boko Haram...) que régional, dans cette poudrière du continent qu’est l’Afrique centrale, font craindre une «déflagration dramatique». Sous le regard passif de la France.
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«Epinglé» au sommet de son «mur», le tweet de Paul Biya parle pour lui. Une candidature presque par contumace d'un Président distant, répondant présent à un énième rendez-vous électoral. En dépit des rumeurs persistantes depuis des mois sur son état de santé, Paul Biya est bien parti pour un septième mandat. Ce sera son quatrième septennat, depuis la nouvelle Constitution de 1996 et qui devrait le conduire, tranquillement, jusqu'en 2025.
«C'est la candidature de trop. M. Biya est officiellement âgé de 85 ans. Le mandat présidentiel au Cameroun dure 7 ans. Cela veut dire que s'il effectuait ce mandat, il aurait 92 ans à la fin de celui-ci. M. Biya était au pouvoir pendant 36 ans. Je ne pense pas qu'il n'effectuerait, pendant les 7 années à venir, rien qu'il n'ait pu faire pendant les 36 ans de règne absolu», a résumé l'historien et politologue camerounais, Achille Mbembe, pour Sputnik.
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«La candidature de trop»… au regard d'un contexte national et régional explosif. Ce pays d'Afrique centrale fait face à une triple menace. Dans l'Extrême-Nord, ses troupes sont toujours engagées dans une guerre qui s'enlise, malgré les succès notoires, contre les terroristes de Boko Haram. À l'Ouest, la révolte des anglophones contestant leur trop longue «marginalisation» a plongé le pays dans un véritable conflit armé. Nonobstant un jeu de chaises musicales récemment opéré par le Président, en octroyant certains postes à des anglophones, la rue ne décolère pas dans l'Ouest. Jeudi 12 juillet, le convoi du ministre de la Défense, Joseph Beti Assomo, a même été la cible d'une attaque dans la région anglophone, alors que les Nations unies recensaient, récemment, près de 200 000 déplacés et réfugiés fuyant les violences.
Frontalier d'une Centrafrique qui peine à retrouver sa stabilité après la guerre civile, l'Est du Cameroun subit, quant à lui, les répercussions des affrontements, toujours en cours, entre différents groupes armés centrafricains… Le Cameroun fait face, ainsi, à «une triple métastase: terrorisme dans le Nord, une sécession dans l'Ouest et un éventrement à l'Est», d'après Mbembe.
«Jamais l'unité du Cameroun, pays hétérogène et complexe, n'a été aussi fragile qu'aujourd'hui. Le pays a connu un recul extraordinaire, la conscience tribale et ethnique est avivée au plus haut point. Nombreux sont ceux qui estiment que le changement ne peut passer par les urnes, mais au bout du fusil. Toutes les conditions internes sont réunies pour une déflagration dramatique, dont on voit, d'ores et déjà, les prémices dans le Nord et l'Ouest», prédit l'universitaire camerounais.
Autre scénario possible, hormis la «déflagration dramatique»? Des réformes de fond, engagées par Biya, qui lui permettraient à moyen terme de s'en aller, suggère Achille Mbembe. Celles-ci pourraient, sanctionner, selon l'intellectuel camerounais, un retour à une régionalisation poussée, plus de 45 ans après l'abandon du fédéralisme. L'objectif est clair: donner aux communautés locales l'autonomie suffisante pour gérer leurs propres affaires.
«En est-il capable? Je n'en sais rien. Il n'a pas du tout fait preuve, au cours 36 ans, de quelque audace que ce soit au regard des réformes profondes dont le Cameroun a besoin pour avancer. Faute de devenir réformateur sur le tard, sa continuité au pouvoir va aggraver les tensions dans la zone anglophone, où la guerre se poursuivra et s'intensifiera et risque de déborder sur la partie francophone, où des tensions existent également. Tout cela n'augure rien de bon», s'alarme Achille Mbembe.
Deuxième Président du Cameroun indépendant, la candidature de Biya intervient alors que le continent est parcouru, depuis quelques années, par un vent de contestation des vieux dirigeants, symbolisant, aux yeux des populations, l'échec des régimes post-indépendance et des liens ambigus persistants avec les anciennes puissances coloniales. La sous-région d'Afrique centrale où règnent des Présidents «mal élus» n'est pas en reste…
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«Le bassin du Congo, cœur des ténèbres de la démocratie en Afrique», d'après l'expression de Mbembe, est en ébullition. Au Gabon ou en RDC (République démocratique du Congo), les transitions se font de père en fils, alors qu'à la tête Congo Brazzaville, Denis Sassou-Nguesso cumule plus de trente ans de pouvoir. Dans ces pays voisins du Cameroun, les contestations, notamment électorales, sont souvent réprimées à coups de crosse. Dans ce contexte, estime Mbembe, la dégradation de la situation camerounaise suite à une réélection de Biya est «une menace à la stabilité de toute la sous-région».
Paul Biya a-t-il devant lui une belle autoroute vers la réélection? Le système électoral, à un seul tour, peut lui être favorable, en le dispensant d'une majorité de voix. D'autant plus que face à lui, point de coalition d'opposition, mais des «individus», regrette l'universitaire camerounais.
«L'opposition est très affaiblie, et ce n'est pas seulement de sa faute. Les Camerounais n'aspirent, pourtant, qu'à une grande coalition oppositionnelle. C'est la seule manière de menacer ce régime sur le plan électoral. Or, les opposants camerounais sont en rangs dispersés. Chacun veut être le roi, le chef de sa basse-cour. Il faut dire aussi que l'absence d'un mouvement social d'envergure à la fois transethinique et transrégional pèse énormément sur les capacités de mobilisation. Tout cela fait qu'on est face à une impasse structurelle», analyse le politologue camerounais.
Quid, finalement, des partenaires internationaux du Cameroun? Les Américains, qui fournissent au Cameroun une importante aide militaire, ne font plus secret de leur souhait de voir Paul Biya céder la main. Dès 2011, lors de la dernière réélection de Biya, l'ambassadeur américain à Yaoundé, Robert Jackson, critiquait des «irrégularités» ayant entaché le processus électoral. Son successeur à l'avenue Rosa Park, Peter Henry Berlerin, a accusé l'armée d'exactions dans la région anglophone, et en exprimant le souhait d'une alternance en 2018. Tollé dans le camp Biya, à la suite de cette sortie qui «viole tous les usages diplomatiques en la matière ainsi que les règles de civilité et de droit».
Pour Achille Mbembe, la faculté des partenaires internationaux de peser sur l'issue des échéances politiques demeure, malgré tout, «une question subsidiaire».
«Il appartient, en effet, aux Camerounais de procéder eux-mêmes aux transformations qu'ils veulent. S'ils veulent la démocratie ou l'alternance, il est de leur responsabilité de s'organiser à cet effet. Ceux qui en appellent aux interventions externes souvent n'en connaissent pas le prix. Rien de tout cela n'est gratuit.»
Plus modérée, en revanche, est la position de Paris, à en croire, à tout le moins un compte-rendu, publié le 30 juin par l'Élysée, d'une conversation téléphonique entre les deux chefs d'État. Entre Biya et Macron, ça parle coopération régionale dans la lutte contre le terrorisme, migration, francophonie et ordre du jour au sommet de l'Union africaine.
Les sujets qui fâchent sont éludés. «La France de Macron joue à son jeu traditionnel. M. Macron prétend ne pas être au courant de ce qui se passe dans ce pays et s'il est au courant, il se garde bien de le dire», commente Mbembe avant de préciser que la position française ou américaine est une conséquence du rapport de force actuel.
«Si l'opposition est capable de s'unir, de tendre la main aux éléments progressistes dans l'administration, dans l'armée, y compris au sein du parti au pouvoir, il y a moyen de faire basculer le rapport avec la France. Mais tant que cela n'est pas le cas, tant qu'il n'y a aucun mouvement puissant organisé de façon autonome, la France choisira le camp le plus puissant qui est, pour le moment, M.Biya», conclut Achille Mbembe.